Passionné d’histoire, Fathi*, tout jeune retraité de 60 ans, a bien voulu me faire partager les souvenirs de certains des chibanis qu’il côtoie au foyer de travailleurs immigrés de Bobigny, où lui-même réside. A l’origine, je comptais m’adresser non seulement à Fathi, mais aussi à d’autres chibanis, et je pensais les rencontrer au foyer par son intermédiaire. Mais Fathi s’y oppose pour diverses raisons : « Certains sont très vieux et malades, d’autres ne souhaitent pas parler », s’excuse-t-il. Notre rencontre sera donc un tête-à-tête dans un fast-food du centre commercial Bobigny 2.
Quand je commence à le questionner sur sa vie, je m’aperçois qu’il préfère parler des autres et connaît beaucoup de choses sur leur histoire. Car Fathi n’est pas seulement leur voisin de chambre. C’est aussi lui que les chibanis viennent voir lorsqu’ils ont besoin d’aide pour rédiger leurs courriers administratifs. Il m’explique que certains travaillaient à un rythme tel qu’ils ne pouvaient pas se permettre de prendre des cours du soir. Beaucoup faisaient des roulements dans les usines. Les ouvriers devaient travailler huit heures le matin, l’après-midi où le soir, pour que l’usine fonctionne 24 heures sur 24. « On appelait ça les 3×8 », m’apprend Fathi. Aujourd’hui, ils sont devenus vieux, mais certains ne savent toujours pas lire et écrire. Fathi est donc un peu l’écrivain public du foyer.
Beaucoup d’entre-eux n’ont jamais quitté cette résidence de travailleurs immigrés faute de moyens financiers. « Ces chibanis ont fait énormément de sacrifices en quittant leur pays. En se retrouvant en France, ils ont dû quitter aussi un mode de vie et leurs repères, sans parfois même parler la langue du pays d’accueil. Certains avaient déjà une famille au pays et, afin de subvenir à ses besoins, sont venus travailler pour envoyer chaque fin de mois de l’argent au pays ».
Il se rappelle dans quelles conditions ces immigrés, originaires principalement du Maghreb, ont dû se loger à leur arrivée : dans des cafés-dortoirs, des baraquements ou même, pour certains, sur les chantiers. Quand certains ont pu accéder à des foyers, les conditions de vie restaient tout de même précaires. « Ils se retrouvaient souvent à quatre ou cinq personnes dans une chambre de moins de 9 mètres carré. Pour l’hygiène, il n’y avait qu’une toilette et deux douches. Même pour les repas, il fallait attendre son tour. Avec une cuisine collective et quatre réchauds, c’était le premier arrivé qui était servi ! », se souvient-il. Dans les années 1964-65, les conditions de vie se sont améliorées avec l’accord signé entre les gouvernements français et algérien pour construire des foyers Sonacotra destinés à ces immigrés.
Fathi ne peut s’empêcher de me parler de Bobigny, car les chibanis lui ont souvent parlé de l’époque ou cette ville ressemblait plutôt à une campagne. « Certains se souviennent du Bobigny des années 1960 qui n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui en termes d’infrastructures. A l’époque, c’était une ville maraîchère ou l’on cultivait des salades, carottes, choux et betteraves. Il y poussait aussi des vignes », précise-t-il.
A l’époque, les Balbyniens vivaient dans des pavillons. « La ville avait aussi quelques petits bistrots et des commerçants », poursuit Fathi qui a une mémoire précise des lieux : « L’église était située dans le quartier du centre où se trouve aujourd’hui l’hôtel de ville. Et les petits de maternelle étaient scolarisés dans des préfabriqués ».
La France, alors en pleine reconstruction, avait besoin de cette main-d’œuvre. En 1962, avec l’arrivée des pieds noirs d’Algérie, une crise du logement s’annonce et de nombreuses habitations doivent être construites. Fathi et ses compagnons de travail ont alors vu les champs disparaître à vue d’œil pour laisser place au béton et aux premières grandes tours. « Celles du quartier Karl Marx ont poussé comme des champignons ! ajoute-t-il, on appelait ça les gratte-ciel pour immigrés. A cette époque, le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing a autorisé le regroupement familial. Beaucoup de ces travailleurs ont enfin pu ramener leurs familles en France pour vivre ensemble en espérant une vie meilleure. »
Souvent, ils gardent un goût amer de leur immigration. « Pour certains d’entre-eux, le fait d’immigrer était simplement temporaire. Le but était de gagner de l’argent et d’économiser. Et puis, le temps a passé et, après 10 ans ou 15 ans en France, ils se sont aperçus qu’ils ne pouvaient plus repartir dans leur pays d’origine s’ils ne voulaient pas perdre toutes leurs années de cotisations pour la retraite », ajoute-il.
Fathi déplore le manque de reconnaissance du travail des chibanis, et cela se voit au niveau de leur retraite : « Beaucoup ne touchent que 500 euros par mois et certains n’ont pas de famille en France pour les aider dans leur vie quotidienne. Ils se retrouvent seuls face à leurs difficultés et, avec leur faible pension, ne peuvent même pas faire une demande pour entrer dans une maison de retraite, car leur dossier serait rejeté… »
Fathi s’ouvre un peu plus et me confie qu’en faisant venir sa femme en France, cela a aussi créé des problèmes dans son couple. Aujourd’hui divorcé, il se retrouve avec une petite retraite qui ne lui permet pas d’accéder à un logement HLM et, par manque de moyens financiers, vit toujours au foyer.
Il est révolté de voir la manière dont les enfants d’origine immigrée sont encore discriminés dans l’emploi ou le logement. « Leurs arrières-arrières-grand-parents ont donné leur vie pour libérer la France, en 14-18 comme en 39-45 : ils ont donc leur place ici autant que les autres, si ce n’est plus », conclut-il.
Hana Ferroudj
* Prénom modifié