Le Bondy Blog : Qui êtes-vous Hadj Khelil ?
Hadj Khelil : Je suis né en Algérie, arrivé en France à l’âge de deux ans. Mon père, avocat à Alger, est devenu commerçant à Barbès, comme beaucoup de monde à l’époque. Ma mère a fait très peu d’études. Mes parents m’ont éduqué avec beaucoup d’exigence et la volonté de réussite. J’ai grandi et je vis toujours dans le quartier des Oiseaux à Drancy, j’ai effectué quasiment toute ma scolarité dans le 93 : lycée Delacroix à Drancy, prépa, fac à Saint-Denis. Puis Sup de Co à Paris. Ensuite, je suis allé à l’université britannique d’Oxford. Une fois ce cursus achevé, je suis entré dans une salle des marchés, à Londres, j’y ai travaillé pendant quatre ans sur les produits dérivés. J’étais le collègue de Kerviel, je ne l’ai jamais vu mais on avait le même patron ! À 27 ans, j’en ai eu marre de cette vie de soldat, à bosser comme un fou, j’ai eu besoin de retourner au bled.
Le Bondy Blog : Vous rentrez en Algérie et vous fondez Bionoor.
Hadj Khelil : C’était comme une « thérapie ». J’avais 27 ans et de vieilles questions sur mon passé algérien, j’avais besoin de comprendre qui j’étais, de me reconnecter à mes racines. Je retourne donc au bled après 15 ans d’absence, la période noire de terrorisme. J’ai alors effectivement créé Bionoor en 2002, une société de production et d’importation de dattes issues de l’agriculture biologique [plus de 200 tonnes par an, ndlr], en reprenant les plantations de ma famille laissées quasi à l’abandon près de Ouargla. Notre famille et l’ensemble des Sahariens avons toujours eu un esprit écologique. Préserver l’eau et l’environnement n’est pas un loisir mais une nécessité absolue. Je monte donc cette boîte comme j’avais appris à le faire à l’école. Enfin, on n’apprend pas ça à l’école, on apprend à apprendre. Ici, j’ai appliqué des concepts que je l’avais appris à l’école. Avec Bionoor, dont les locaux sont ici dans cet hôtel d’activités d’Aulnay-sous-Bois et dans les 3 000 depuis 2004, j’ai introduit l’agriculture biologique en Algérie. On a commencé avec les dattes. Aujourd’hui, on fait du chocolat, de la viande bio halal, de la charcuterie bio halal – vous n’imaginez pas à quel point c’est très difficile de faire de la charcuterie bio halal ! – Bionoor est une société d’innovations. On se bat depuis 15 ans avec plus grand que nous.
Le problème dans les quartiers vient d’une absence de connexions entre les gens
Le Bondy Blog : Au bout de 12 ans, vous vous lancez en parallèle dans une autre aventure : Big Mama.
Hadj Khelil : Ma « thérapie » était terminée. J’ai eu envie de revenir à mes premiers amours, que sont les mathématiques et j’ai monté une boîte qui fait de l’intelligence artificielle : le datalab Big Mama. La data, c’est l’or de demain. On développe des logiciels algorithmiques, des robots qui font mieux que les hommes, on bosse dessus depuis 2014. Au départ, on a monté ce projet avec des Centraliens des 3 000, des jeunes que l’on a formés grâce à Connex’Cités.
Le Bondy Blog : Vous êtes justement le fondateur et président de l’association Connex’Cités. C’est quoi l’idée ?
Hadj Khelil : Que tout est possible ! Il s’agit de créer du lien social entre des jeunes talents des quartiers et des entrepreneurs, des étudiants de grandes écoles, etc. Autrement dit, il est temps de symétriser le rapport entre jeunes talents. L’association propose à des jeunes étudiants de grandes écoles, des patrons d’entreprises, de transmettre leur savoir à travers des cours de mathématiques, de français, d’économie à destination de jeunes des quartiers. Toutefois, le moteur de l’association étant l’échange commun, les jeunes doivent, à leur tour, communiquer leur savoir quel qu’il soit (cours de boxe, cuisine, langue étrangère etc.). Le problème dans les quartiers vient d’une absence de connexions entre les gens. Avec l’association, on se débrouille pour connecter les gens, on identifie les excellences respectives, on se débrouille pour qu’ils échangent. Tout a commencé ici dans les 3 000, dans ma salle de boxe Marcel Cerdan où je m’entraîne avec les jeunes du quartier. Je leur ai proposé de donner des cours de boxe à des jeunes de Sciences Po Paris et j’ai dit à ces derniers : « Vous leur apprenez à faire une dissertation, et eux, ils vont vous apprendre à vous battre ». Ça a super bien marché, au bout de six mois, les jeunes de Sciences Po faisaient de la boxe, et plutôt bien, et des petits de la cité se présentaient au concours de Sciences Po Paris.
Quand on a compris que tout le monde ne voulait pas forcément boxer ou entrer à Sciences Po Paris, on a développé le même concept mais dans un système beaucoup plus large, c’est-à-dire que tout le monde échange tout : des Polytechniciens donnent des cours aux jeunes de la cité pour qu’ils rentrent dans de grandes écoles et les petits de la cité qui sont en Terminale donnent des cours aux plus petits qui sont au collège. On se bagarre, on fait juste notre part.
On lutte, mais combien de temps on va tenir ?
Le Bondy Blog : Quels sont les avantages et les inconvénients de travailler au cœur des 3 000 ?
Hadj Khelil : On a des difficultés colossales à faire venir des gens travailler ici, malgré les avantages. On est aux 3 000 mais le cadre est idyllique, avec la vue magnifique sur le parc en face, la salle de boxe à proximité, l’une des meilleures de France, la cuisine centrale où les entrepreneurs peuvent aller manger. Pour moi, ça n’est pas la zone de guerre dont j’entends parler dans les médias. Les énormes calibres ne viennent pas bosser aux 3 000. On arrive à en attirer un de temps à temps mais ça n’est pas assez. Ça fait quinze ans que je m’acharne.
Le Bondy Blog : C’est aussi difficile de garder les profils d’ici, aulnaysiens ou des villes alentours ?
Hadk Khelil : Les brillants d’ici, dès qu’ils sont formés, ils se barrent. On en a formé des jeunes d’ici grâce à Connex’Cités mais dès qu’ils sont formés, ils partent, dès qu’il y en a un qui réussit, il fuit. On les comprend ces jeunes, même si cela ne me satisfait pas. C’est difficile de lutter quand ils ont des propositions plus attractives ailleurs. C’est une question d’environnement. Monter une boîte, c’est d’abord monter une équipe et si vous ne pouvez pas à attirer ces gens brillants, qui en ont dans le ventre, pas parce qu’ils sont égoïstes mais parce qu’ils ont d’autres propositions ailleurs qui sont meilleures, c’est compliqué. On lutte, mais combien de temps on va tenir ? C’est l’interrogation.
Je ne sais pas si j’ai un impact sur les habitants du quartier. Je ne peux pas le savoir. J’espère être utile. Je fais tout ça car c’est ma raison d’être. Parfois, vous vous investissez plusieurs années auprès d’un jeune, vous l’aidez, vous suez sang et eau. Il finit par vous oublier. Mais un jeune que vous n’avez croisé qu’une fois dans votre vie, à qui vous avez dit « ne te décourage, lève-toi et bats-toi », vous lui redonnez du courage, peut-être que vous l’avez aidé cent fois plus que celui que vous avez porté pendant des années. Malgré tout cela, est-ce que je suis utile ? Je ne sais pas. En tout cas, je me bagarre.
Le Bondy Blog : Qu’est-ce qui fait la force de cette ville ?
Hadj Khelil : Sa puissance humaine. Il y a un potentiel ici mais comme dans tous les quartiers. L’une des dernières chances de la France, ce sont les quartiers. Ce ne sont pas des mecs comme François Fillon qui sont des espèces de parasites qui se payent sur la bête, qui vivent en consommant la France. Ceux qui se battent pour la France, ceux qui se lèvent pour elle, font de la valeur pour elle, ce sont les personnes d’ici. Ce sont, eux, les soldats de la France. Ce sont les résistants du quotidien : ils se battent tous les jours pour les autres, dans des petites associations, qui s’occupent des jeunes dans les cités, ceux qui tentent de recréer du dialogue, de recoller les pots cassés, ceux qui font en sorte de fabriquer de la cohésion. On n’entend très peu parler de ces gens-là. Ce sont les fourmis de la République. J’ai le sentiment qu’il y en a plus ici qu’ailleurs. La France est en danger parce qu’elle est en train de marcher sur l’une de ses dernières chances.
Propos recueillis par Leïla KHOUIEL