L’assemblée générale a lieu dans un local qui croule sous les livres, au rez-de-chaussée d’un immeuble du 12ème arrondissement de Paris. A l’autre bout, on entend faiblement un cours d’alphabétisation. « L’AG » s’est transformée en réunion en petit comité rassemblant sept enseignants qui, nous dit-on, représentent eux-mêmes les AG de cinq lycées et collèges d’Ile-de-France : Maurice-Utrillo à Stains, Jean-Rostand à Villepinte, Jean-Renoir à Bondy, Guy de Maupassant à Colombes et Danielle-Casanova à Vitry-sur-Seine. « On n’est pas très nombreux« , nous glisse l’un d’eux, l’air un peu contrit. Les participants espéraient voir plus de monde mais les contraintes des uns et des autres, notamment les conseils de classe de premier trimestre, en ont décidé autrement. L’ambiance est toutefois chaleureuse et malgré une fatigue visible, les discussions entre profs sont énergiques. L’occasion pour eux de se sentir moins seuls face aux problèmes qu’ils rencontrent.
« Gamin ‘dégommé’, barre de fer, projectiles, enseignante agressée, droit de retrait »
Très vite, le ton est donné avec le récit de l’enseignante de Maurice-Utrillo de Stains. « Jeudi, on a eu une tentative de blocus, puis vendredi, des gamins cagoulés se sont postés devant le collège avec des poubelles et des bouteilles d’essence. Un gamin a essayé d’entrer mais il s’est fait dégommer à coup de barre de fer. Sous la menace, nous avons pu empêcher que le feu soit mis à une poubelle et confisquer projectiles et barres de fer », témoigne, sous couvert d’anonymat, la professeure devant ses confrères, consternés mais pas surpris. En conséquence, selon son récit, environ la moitié des enseignants du lycée Utrillo a exercé son droit de retrait. « Le lundi suivant, des parents sont venus aider à surveiller les poubelles. Les EMS, équipes mobiles de sécurité du rectorat, sont, quant à elles, arrivées en retard », déplore-t-elle.
Même si l’objectif affiché du blocus par les élèves a été la protestation contre l’esclavage en Libye selon l’enseignante, la situation est vue comme un pic dans un climat de violence. « Un inspecteur est venu à Utrillo, poursuit son collègue, qui préfère aussi rester anonyme. Il nous a dit que tout allait bien au lycée et que c’était à l’extérieur qu’il y avait des tensions. On croit rêver ! » s’exclame-t-il.
« On ne peut pas à la fois enseigner et éteindre des départs de feu dans les toilettes«
Du côté des enseignants, les propos de l’inspecteur révoltent et ouvrent la parole. « Chez nous, c’est une enseignante qui a été agressée en cours. Nous avons exercé notre droit de retrait pendant trois jours [un arrêt de travail sans sanction ni retenue de salaire en cas de danger grave et imminent, ndlr]. Nous avons eu 100% de mobilisation de la part de nos collègues, y compris les BTS », raconte à son tour de David Pijoan, professeur de mathématiques au lycée Guy de Maupassant de Colombes. Pour l’enseignant, là non plus, la violence n’est pas apparue d’un coup. « Il y a eu une gradation. L’année d’avant, un AED a été blessé, une collègue aussi, légèrement à l’acide… Mais malgré tout ça, le rectorat nous dit que tout va bien, qu’on est surdotés. »
Tous partagent la même conclusion : en l’état actuel des choses, remplir leur mission semble relever du défi quasi-impossible. « On ne peut pas à la fois enseigner et éteindre des départs de feu dans les toilettes, » s’exaspère l’un d’eux.
« Ce n’est pas de caméras que nous avons besoin, c’est de moyens humains »
Le même constat est mis sur la table : les enseignants en sont persuadés, plus d’effectifs permettrait de calmer ces situations explosives rencontrées au quotidien. « La violence dans nos établissements est précisément due au manque de moyens, » explique Lucie O., professeure de français au lycée Jean-Rostand de Villepinte, secoué par une affaire de cyberharcèlement sur une élève. « L’an dernier par exemple, on avait deux fois 20h d’AED par semaine en plus, c’était plus calme. Les élèves étaient plus encadrés. Depuis la suppression de ces postes, la différence est visible ». Une collègue d’Utrillo à Stains s’interroge même sur un possible lien entre la violence et la suppression des aides aux associations locales. « On envoie la police, on propose des caméras, déplore David Pijoan… Ce n’est pas de caméras que nous avons besoin, c’est de moyens humains. »
« C’est à celui qui criera le plus fort qu’on donnera quelques miettes »
Même revendication chez les enseignants du lycée Jean-Renoir de Bondy qui a connu une récente mobilisation après la brutale fin de contrat, deux ans avant la retraite, subie par Yves, 58 ans, chargé de l’entretien des photocopieurs. « Chez nous, la situation a certes été moins grave qu’à Utrillo, mais elle est du même type, expose Tony Lampuré, enseignant de mathématiques à Jean-Renoir, de SUD Education 93. Nous avons fait cinq jours de grève reconductible. Il y a régulièrement des bagarres dans la cour et les couloirs, et la cantine est une catastrophe : les élèves doivent faire cinquante minutes de queue pour manger. Il y a un manque d’agents d’entretien et un manque de personnel à la vie scolaire, » explique-t-il. La récente grève n’a pas été très fructueuse. « Nous avons seulement obtenu un audit de la région pour acter les problèmes de cantine. La solution, selon la région, est non pas d’embaucher », poursuit-il ironiquement, mais d’' »optimiser la chaîne« , c’est-à-dire de modifier les emplois du temps des cours pour éviter que tous les élèves soient là les mardis et jeudis.
« A chaque fois qu’on met sur la table la question des moyens, on franchit une ligne rouge et ils bottent en touche«
Côté Utrillo, la solution proposée par la région fait grimacer. « Chez nous, on nous a expliqué que pour régler nos problèmes de cantine, il fallait moderniser les machines. Pas de création de poste« , précise l’enseignante. « Le problème, c’est que sur les trois nouvelles machines achetées, seule la centrale où les élèves peuvent trier leurs déchets a été livrée. Résultat : il y a désormais la queue à la sortie de la cantine aussi !” raconte-t-elle, déclenchant les rires de l’assemblée. « Quand on demande davantage de postes de CUI (contrat unique d’insertion, un contrat aidé, ndlr), on nous répond que pour nous accorder ces postes supplémentaires, il faudrait en retirer à d’autres établissements ». « Voilà, c’est ça !« , s’exclame Tony Lampuré. « C’est à celui qui criera le plus fort qu’on donnera quelques miettes ». Pour lui, la seule logique économique pilote les institutions. « A chaque fois qu’on met sur la table la question des moyens, on franchit une ligne rouge et ils bottent en touche. »
Vers une initiative collective de lycées d’Ile-de-France
Quoi qu’il en soit, les enseignants ne veulent surtout pas baisser les bras. Pourquoi ? « Je ne me pose pas tellement la question du ‘pourquoi’ « , nous répond Lucie O. « J’ai simplement envie que mes élèves réussissent et soient heureux dans la vie. On est censés avoir les moyens de faire notre travail. Quand on ne les a pas, et qu’on s’entend dire qu’il y a ‘pire ailleurs’, il y a vraiment de quoi être révolté. Ça ne donne pas envie de fuir, au contraire : ça donne envie de se battre. C’est peut-être ce qui me fait tenir : il y a quelque chose de galvanisant dans cette envie de changer les choses, même si on se prend des râteaux dans tous les sens ! »
L’idée est donc de trouver un moyen d’unir les établissements dans une mobilisation collective. Reste la question de la forme que prendrait cette initiative. « On a l’idée de relancer une initiative collective du type ‘Touche pas à ma ZEP’ », explique Tony Lampuré, « avec l’idée aussi de mobiliser les parents« . L’enseignante d’Utrillo s’enthousiasme quant à elle d’emblée. « Nous, on a voté la grève reconductible en janvier. Suivez-nous ! » Pour le groupe, une crainte est toutefois de voir le mouvement s’essouffler, les enseignants étant épuisés par l’enchaînement de grèves et d’AG. Pour David Pijoan, au contraire, l’union réduirait justement ce risque d’essoufflement. « C’est l’isolement qui essouffle », analyse-t-il. « Il y a eu beaucoup de grèves ces derniers temps. Ça montre non seulement que la situation est catastrophique, mais aussi qu’il y a du potentiel. Cette initiative collective pourrait même inclure les établissements d’enseignement supérieur, puisque leurs problèmes et les nôtres se rejoignent« . Le démarrage de l’initiative devrait se faire via une première plateforme commune, un texte qui serait proposé à la signature d’ici quelques jours. Pour tous les enseignants présents, elle porte l’espoir que les problèmes communs à leurs établissements deviennent encore plus visibles et incontournables.
« Suite à l’appel pour cette AG, j’ai reçu une dizaine de réponses d’autres établissements. Ils décrivent tous les mêmes problèmes de violence, de manque de personnel, voire d’insalubrité des locaux, annonce Tony Lampuré. « Et quand je lis les comptes-rendus d’autres établissements, ce qui me frappe, c’est à quel point nos problèmes sont les mêmes ».
Sarah SMAÏL
Rectorat de Créteil : « Ce ne sont pas des AED supplémentaires qui changeront la situation »
Contactée par le Bondy Blog, le rectorat de l’Académie de Créteil revient sur la situation du lycée Utrillo notamment l’information des enseignants selon laquelle les EMS étaient arrivées en retard suite aux violences et à l’intrusion dans l’établissement. Il s’agit d’une « mauvaise information. Les EMS étaient présents à 7h30. Ce n’est pas parce qu’on ne les voit pas devant la grille qu’ils ne sont pas là« , explique le rectorat. Quant aux propos tenus par l’inspecteur, le rectorat les soutient. « Les incidents se sont bel et bien passés à l’extérieur de l’établissement. Les tensions à l’intérieur du lycée sont dues à des affrontements urbains qui ont trait à l’extérieur et qui ne se déroulent que rarement à l’intérieur. Ce ne sont pas des AED supplémentaires qui changeront la situation. Sur le lycée Rostand, comment des AED règleraient-ils le problème du cyberharcèlement ? Il faut plutôt travailler sur le climat de colère dans l’établissement, et là, le module éducatif des EMS peut jouer un rôle accompagnateur ».
« Avec tout le respect que j’ai pour les enseignants et leur travail, il faut être un peu sérieux« , nous répond, notre interlocutrice du rectorat. Tout d’abord, d’où vient cette idée que le rectorat est assis sur une banque de moyens qu’on ne donnerait pas simplement parce qu’on n’en a pas envie ? Il faut arrêter les caricatures. Chaque année, au titre de paramètres définis, nous avons entre les mains des moyens financés, rappelons-le, par des deniers publics. Notre rôle est de mettre en œuvre une bonne utilisation de ces moyens, pas leur mise à disposition au bon vouloir des uns et des autres ».
« Plus un établissement a des difficultés, plus il a de moyens », poursuit-elle. Ce sont des situations à examiner au cas par cas et dont on peut parler en audience. La solution n’est pas toujours quantitative. On peut réfléchir à la manière dont sont organisés la vie scolaire, le calendrier et le rôle de chacun. Les établissements équivalents sont dotés de manière équivalente. Mais si un établissement dans une situation comme les autres veut plus de moyens, d’où les prendrait-on ? Sur les autres établissements, forcément ».
De son côté, la région Ile-de-France nous annonce qu’« une nouvelle visite sera organisée au lycée Jean-Renoir une fois que ses préconisations en termes de matériel et d’organisation des passages à la cantine auront été mises en œuvre« . Pour la question des agents, « une réunion est d’ores et déjà programmée dans une dizaine de jours entre les services de la Région et l’équipe de direction du lycée« .
Egalement contactée, la DSDEN 92 de l’Académie de Versailles ne nous a pas donné de réponse.