BEST OF 2013. Depuis quelques mois, Zohra* occupe un poste de téléprospectrice. La trouvant de plus en plus aigrie et fatiguée, son entourage peine à la reconnaître. Témoignage.
« Les premiers temps, si la pression était déjà forte, elle restait supportable. Mes collègues et moi-même atteignions les objectifs fixés dans notre contra : trois rendez-vous par jour, ou bien une moyenne minimale de quinze rendez-vous sur deux semaines. Comme partout il y avait des jours où les résultats étaient moins bons que les autres. Un lundi matin, notre patron est venu diriger l’une de nos réunions. Nous les trouvions déjà stressantes, car c’était un moment difficile à passer. Quels que fussent les résultats, ils n’étaient jamais suffisants. Les méthodes de management consistaient à ne jamais montrer le moindre signe de satisfaction.
Une réunion classique nous mettait en ligne ou en arc-de-cercle. Notre responsable de plateforme se plaçait au centre avec la liste des résultats de la semaine précédente. A l’appel de notre prénom nous avions pour consigne de la rejoindre. Commençaient alors les complaintes. » Quatre-vingt dix rendez-vous, seulement dix contrats signés, c’est très mauvais. » Et pourtant… c’était un très bon résultat si on se penchait sur la moyenne qui se situait généralement autour d’une quarantaine de rendez-vous pour deux ou trois signatures les bons mois. Il faut dire que nous prospections sur des campagnes déjà lancées quotidiennement. Nous comprenions facilement la lassitude de nos interlocuteurs, harcelés. Il arrivait aussi que l’on s’adresse à des clients plus au fait de nous mêmes concernant le produit et son plan de financement, à savoir des panneaux solaires. Notre formation se limitant à lire un texte, on devait régulièrement courir après nos responsables pour obtenir les réponses aux questions des clients intéressés.
Bien évidemment une telle désorganisation ne leur inspirait pas confiance et ils raccrochaient rapidement. Nous faisions un travail difficile. La téléprospection n’a que peu de rapport avec la vente, présentée comme un travail simple : nous plaçons tout simplement des rendez-vous. Seulement, nous nous adressons à des clients qui ne nous ont rien demandé. Nous les appelons à leur domicile, nous sommes pressentis comme une agression. Une partie de notre travail consiste à être le plus agréable possible dans nos rapports avec eux. Souvent, c’est difficile lorsque l’on nous raccroche au nez ou quand on nous lance un chapelet d’insultes. Lorsque l’on parvient à établir un contact, vient la partie des questions intrusives. »
Zohra ne peut quitter son emploi. Qui va lui payer son loyer ? Ses charges ? Ses courses ? Les employeurs profitent de cette situation de crise et de précarité de l’emploi. Son patron enchaîne les périodes d’essai. Très peu voient la porte du CDI. Il est plus rentable de faire espérer. Beaucoup de patrons mal intentionnés appuient sur la corde, déshumanisent, obligent les employés à devenir des objets, de simples outils de travail. D’ailleurs, lorsque Zohra se confie, je vois que le mot travail qui a pour étymologie « tripalium », en latin « instrument de torture » prend tout son sens. Elle continue.
« Ce lundi matin les choses qui étaient déjà peu reluisantes se dégradèrent brusquement. Notre responsable vint se plaindre de notre manque d’efficacité. Je fis peut-être une erreur en lui expliquant les lacunes de notre formation. Ma boîte a pour habitude de licencier les télépros après deux mois d’essai, voire quatre pour les plus chanceux. Cela empêche d’employer un personnel expérimenté. Le responsable décida de nous diviser en trois groupes. Mis en compétition les uns contre les autres. Le groupe obtenant les meilleurs résultats sur un mois serait pris en CDI et les autres licenciés. La section de la plateforme allouée à mon groupe comportait de nombreux boxs défaillants. Soit les ordinateurs ne pouvaient se connecter à Hermés, à internet, soit ils plantaient régulièrement. Pour autant, nous n’étions pas les plus mal lotis. Nos rivaux devaient eux aussi lutter pour trouver un poste opérationnel chaque matin. Mais, les conditions de travail étaient encore supportables. Si ce n’est que nos formateurs commencèrent à nous parler dans le casque pendant que nous étions en communication avec un client. Nous devions faire en sorte que le client ne se rende pas compte de la situation. Parfois, j’ai le sentiment d’être une marionnette que l’on pilote. La « déballe », le texte que l’on nous entraîne à répéter ne s’adapte pas à toutes les solutions. Nos formateurs s’invitent donc directement dans nos appels pour nous diriger. C’est dur, c’est un désastre.
Après deux semaines de ce régime, notre patron fit une nouvelle apparition, plus furieux que jamais. Les tensions créées par la compétition, la pression imposée par les collègues en raison de la crainte d’être renvoyé à cause des performances du groupe avait fait dégringoler les statistiques. Nous étions plus angoissés que jamais, au point de devenir agressifs les uns envers les autres. Avant, il n’y avait que la pression des supérieurs et une forme d’entraide entre les télépros. Depuis, elle s’était envolée. La simple idée de venir travailler m’était devenue insupportable. Devant ce constat affligeant, les équipes furent dissoutes et nous reprîmes le travail comme avant, libres de nous placer sur la plateforme. Nous espérions retrouver un climat de confiance et le goût du travail. Malheureusement l’idée suivante se révéla plus catastrophique encore. Notre boss décida de nous encadrer lui-même. Chaque jour, nous subissions ses colères. Notre patron se plaçait souvent dans ma rangée, peu importe où je m’installais. Dans mon dos, à quelques pas de moi, me faisant sursauter au moindre cri.
Avant son arrivée, le travail me provoquait des maux de tête en fin d’après-midi. Souvent, ils se changeaient en migraine, mais mon traitement suffisait. Aujourd’hui, c’est encore pire. Dès le matin, j’ai la boule au ventre. A peine arrivée dans l’immeuble, ma tête semble prise dans un étau. Impossible de retrouver le plaisir de voir les collègues. Dès notre arrivée, on commence à travailler, même avec quinze minutes d’avance. Je stresse, je me sens mal… Mais je suis obligée de m’y faire, je ne peux pas me retrouver au chômage. »
*Prénom modifié
Sonia Bektou
Publié le 2 octobre 2013