«Maman, viens me chercher, le prof d’histoire n’est pas là », annonce, l’air enjoué, une élève de 6e du collège Romain-Rolland d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). Cette phrase sonne comme une énième répétition : 35 heures de cours ont été annulées dans sa classe à cause d’absences d’enseignants (toutes matières confondues), sur le premier trimestre de l’année 2020-2021. Près de l’équivalent d’une semaine et demie de cours.
Ce constat, d’autres parents d’élèves le déplorent. À Bondy, au collège Pierre-Curie, les parents d’Anis*, en classe de 5e, s’inquiètent : « Le professeur de mathématiques de mon fils n’est quasiment jamais là. Sur le premier trimestre, 20 heures de cours n’ont pas été honorées (sur les 49 heures prévues), sans qu’on ait la moindre explication », calcule sa mère. Lorsqu’on l’interroge pour savoir si d’autres parents se sont mobilisés pour interpeller la direction, elle prévient : « À ma connaissance, rien n’a été fait. Mais je ne veux pas être la première à me manifester, je crains que mon fils soit pris en grippe. »
Des parents se mobilisent face aux absences
Plus loin dans l’académie de Créteil, autre ambiance. À Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), les initiatives pour dénoncer les absences non remplacées se multiplient. Le 26 décembre dernier, l’association de parents Urgence Éducation 94 a investi la place de la mairie avec des élèves sans professeurs qui ont lu des « lettres au Père Blanquer ». Pour Monia Mahmoudi, la présidente, il s’agit de « revendiquer le remplacement des enseignants absents, de la maternelle jusqu’au lycée, dès le premier jour ».
À la fédération de parents d’élèves FCPE 94, un document rempli par les familles a même été mis en ligne pour signaler au rectorat le non-remplacement des enseignants absents. Puis le samedi 23 janvier, accompagnée de plusieurs syndicats et d’élus, la fédération a monté une action coup de poing au centre commercial Créteil Soleil pour réclamer « du fric pour l’école publique » et des embauches massives pour assurer le remplacement des personnels absents.
Les études démontrent qu’un élève de Seine-Saint-Denis perd l’équivalent d’une année sur la totalité de sa scolarité de la maternelle jusqu’au bac à cause de l’absentéisme des professeurs.
Catherine Denis, élue FCPE, mère de trois enfants, a comptabilisé les heures de cours de son cadet annulées quand il était en 6e au collège Fabien de Saint-Denis : « Un quart de l’année perdue. » Avec d’autres parents et le soutien de la fédération, ils ont intenté une action en justice contre l’État pour « discontinuité du service public ».
« Les études démontrent qu’un élève de Seine-Saint-Denis perd l’équivalent d’une année sur la totalité de sa scolarité de la maternelle jusqu’au bac à cause de l’absentéisme des professeurs », affirme Arnaud Blanc, représentant de la FCPE 93, citant un rapport de la Cour des comptes datant de 2017. Alors que le département est particulièrement touché depuis des années par le phénomène, pour lui « la crise sanitaire accroît le problème ».
La situation est-elle la même partout ? Au collège Évariste-Galois de Bourg-la-Reine, banlieue cossue des Hauts-de-Seine, pas de souci lié aux absences de courte durée à répétition. Ce sont plutôt les postes non affectés qui posent problème, laissés vacants, parfois, plusieurs mois après la rentrée. « Il existe un réel problème de gestion des ressources », pointe Hélène Fétizon, représentante FCPE au collège l’an dernier. « Il y a deux ans, une professeure d’anglais n’a pas été remplacée pendant quatre mois. Le rectorat de Versailles nous répondait qu’il n’y avait pas de ressources (de professeur disponible) et aucune alternative n’a été proposée. »
Des enseignants moins expérimentés dans les quartiers et plus sujets aux absences
De son côté, Arnaud Blanc (FCPE 93) déplore aussi l’inexpérience des professeurs affectés en banlieue. « Certains jeunes profs originaires de province fantasment la banlieue. Nous réclamons des professeurs expérimentés ou agrégés. Pas uniquement de jeunes recrues qui se forment sur nos enfants et demandent leur mutation dès qu’ils le peuvent, ni des contractuels. Dans les faits, un élève du 93 coûte moins cher qu’un élève parisien car on a des profs moins expérimentés (donc moins payés). Ce que l’on réclame, c’est l’égalité de traitement », clame cet ingénieur de profession.
Cette inégalité est révélée par l’étude du Centre national d’étude des systèmes scolaires publiée en octobre 2018. Dans les établissements dits de type parisien ou de banlieue très favorisée, on a moins d’un enseignant sur dix qui a moins de 30 ans, alors qu’ils sont trois fois plus nombreux dans les zones dites en difficulté socio-économique.
Pour l’ensemble des personnes interrogées, les difficultés à obtenir des chiffres, et notamment ceux liés aux absences des professeurs, sont problématiques. Malgré nos multiples sollicitations, ni le ministère ni le rectorat de Créteil n’ont été en mesure de nous répondre sur cette question précise.
Étienne Penissat, chercheur au CNRS sur les questions d’inégalités, a participé avec d’autres, le 22 janvier dernier, à une rencontre avec le recteur de l’académie de Créteil, Daniel Auverlot. Ce dernier, interrogé sur l’existence de données chiffrées concernant les absences de professeurs non remplacées, aurait éludé la question.
« Les données auxquelles nous avons accès sont partielles et partiales, c’est également un problème pour la recherche. Faire des études sans chiffres, c’est compliqué », confie le chercheur.
53,5 % des professeurs hors zone prioritaire avaient pris un congé maladie pendant l’année scolaire (d’après des données relatives à l’année 2014-2015 et au premier degré), contre plus de 60 % des enseignants en éducation prioritaire.
En revanche, à l’instar de son ministère, le recteur préfère se féliciter du taux d’encadrement (le ratio nombre d’élèves par professeur), très bon dans l’académie, et même meilleur qu’à Paris. Cela s’explique notamment par les dédoublements de classe en REP.
Mais en 2018, déjà, la Cour des comptes publiait un rapport sur l’éducation prioritaire. Dans le détail, l’étude révélait que 53,5 % des professeurs hors zone prioritaire avaient pris un congé maladie pendant l’année scolaire (d’après des données relatives à l’année 2014-2015 et au premier degré), contre plus de 60 % des enseignants en éducation prioritaire. Un écart, même s’il est de trois points, que l’on remarque aussi au collège.
Concernant le type de congé pris, la Cour des comptes signale que les congés maladie sont plus fréquents dans les établissements d’éducation prioritaire. « Bien qu’ils soient plus jeunes en éducation prioritaire, les enseignants sont plus nombreux à prendre un congé dans l’année, y compris un congé pour maladie ordinaire. »
Le même rapport met en lumière la différence des jours d’absences non remplacées entre les zones RAR-ECLAIR (difficiles) et les établissements hors éducation prioritaire sur l’année 2013-2014 : 9 jours ouvrés cumulés pour les premiers, contre 7,4 pour les seconds.
Qu’est-ce qui provoque, en ce moment, la démultiplication apparente des absences temporaires chez les enseignants des quartiers populaires ?
Certains chefs d’établissement sont conscients du problème du non-remplacement des profs absents. Pour Gérard*, principal d’un collège des Hauts-de-Seine, il existerait deux cas de figure selon les établissements. « Dans les établissements en REP +, profs absents riment avec élèves dehors. Or dans les quartiers sensibles, ces élèves livrés à eux-mêmes laissent craindre des actes de délinquance et des nuisances pour les riverains. Par conséquent, on considère qu’il est plus urgent de les remplacer. Les élèves scolarisés dans des établissements plus favorisés peuvent compter sur les parents aux exigences plus élevées pour exercer une forte pression sur l’administration scolaire et obtenir plus facilement un remplacement. Dans les établissements “entre deux”, où les parents ne se mobilisent pas forcément, on a tendance à laisser couler… Malheureusement », résume le chef d’établissement.
Mais qu’est-ce qui provoque, en ce moment, la démultiplication apparente des absences temporaires chez les enseignants des quartiers populaires ? Si l’enseignement tour à tour en distanciel puis en présentiel joue sur le moral des effectifs, de l’avis de beaucoup de professeurs en éducation prioritaire interrogés, c’est l’accumulation de facteurs structurels, tels que le manque de moyens et d’attractivité de certaines académies, ou la défiance de leur hiérarchie.
Pour Corine*, professeure des écoles depuis plus de quinze ans, le mal-être dans la profession s’est amplifié. « Il y a un réel manque de soutien. Par exemple, une fois le concours réussi, il n’y a plus de suivi par la médecine du travail. En conséquence, de nombreux problèmes de burn-out ou de dépressions sont ignorés. Des enseignants craquent et cumulent les absences », confie la jeune femme sous le couvert de l’anonymat, pourtant passionnée par son métier.
En éducation prioritaire, Anne* est en arrêt depuis octobre 2020 pour un « syndrome anxio-dépressif », survenu juste après sa titularisation. « Ma semaine de travail était découpée ainsi : un double niveau en élémentaire une journée, une classe spécialisée pour laquelle je ne suis pas formée, un autre jour et deux jours sur un double niveau de maternelle… » « Je ne me sens pas armée pour y retourner sans avoir des bouffées d’angoisse, sans me rendre malade », conclut l’enseignante, qui ne sait comment envisager l’avenir.
Le vivier de remplaçants était déjà insuffisant en temps normal alors en cette période de crise sanitaire, c’est la catastrophe.
Pour Basile Ackermann, représentant syndical CGT Education 93 et membre de la CHSCT 93 (Commission hygiène et sécurité et conditions de travail), « il y a de plus en plus de collègues qui veulent changer de métier, et viennent demander des renseignements pour des ruptures conventionnelles ou des mises en disponibilité ».
Pour le syndicaliste, les fermetures des postes et des classes ainsi que le recours massif aux contractuels participent aussi à cette précarisation de l’enseignement. « Dans l’académie de Créteil, entre 2011 et 2021 ce sont 800 postes en collège, 188 postes en lycée professionnel et 914 postes en lycée général qui ont disparu. Par ailleurs, notre académie est celle qui recourt le plus aux contractuels », détaille le représentant syndical.
« Le vivier de remplaçants était déjà insuffisant en temps normal alors en cette période de crise sanitaire, c’est la catastrophe », souligne Basile Ackermann, qui déplore que le ministère ait refusé leur proposition de recourir à la liste d’attente des stagiaires.
D’après le rapport de la Cour des comptes sur l’éducation prioritaire de 2018, on s’aperçoit de la diminution des titulaires affectés au « pool » de remplaçants alors que le nombre de contractuels mobilisés pour des remplacements en zone prioritaire est en perpétuelle augmentation depuis 2007. Ces derniers « suppléaient en moyenne 5 jours par enseignant en 2007, contre 25 en 2015 en éducation prioritaire renforcée et 20 hors éducation prioritaire », peut-on lire dans l’étude.
Nous avons parfois, parmi la nouvelle génération d’enseignants, des personnes qui sont là par défaut, n’ont pas la vocation et ne sont pas bien payés
Les magistrats financiers vont même plus loin en montrant que les jours d’absences remplacées (sur « ressources propres de l’établissement ») sont paradoxalement inférieurs dans l’éducation prioritaire (moins de 6 jours et demi) que dans les autres établissements (plus de 8 jours).
Pour Samira*, la motivation est de moins en moins valorisée. Ancienne professeure de français et d’histoire, elle a quitté l’Éducation nationale il y a quelques années après avoir enseigné dans les départements du Val-de-Marne et du Val-d’Oise. « Si aujourd’hui de moins en moins d’enseignants font leur travail avec amour, c’est parce que les conditions de travail et les faibles salaires participent à ce manque de motivation. »
Les chefs d’établissements sont eux aussi conscients du problème de la vocation. « Nous avons parfois, parmi la nouvelle génération d’enseignants, des personnes qui sont là par défaut, n’ont pas la vocation et ne sont pas bien payés, CQFD », constate Gérard*, le principal de collège dans les Hauts-de-Seine.
L’homme qui a exercé dans des établissements variés, de la REP+ au collège favorisé, en passant par des lycées professionnels, invite l’institution à s’interroger sur les nouveaux recrutements. « Certains confondent didactique et pédagogie. D’autres, experts dans leur domaine, ne comprennent pas les difficultés que peuvent rencontrer certains élèves », explique le quinquagénaire, avant de poursuivre : « Il y a par ailleurs des disciplines où nous manquons cruellement de candidats. Les étudiants doués en anglais, ou très bons en mathématiques ou en physique-chimie, ne terminent pas professeurs de collège, ils font carrière dans le secteur privé. » Rappelons que les enseignants français sont parmi les moins bien payés d’Europe de l’Ouest, loin derrière l’Allemagne, l’Espagne ou la Suède.
Celine Beaury