La queue est déjà longue devant Chez Coco à 18h. Ce soir, le kebab du Val-de-Marne propose un menu spécial à ses 94 premiers clients : pour un grec et une boisson achetée, un t-shirt est offert. Et pas n’importe lequel. Celui des 20 ans de “Pour ceux”, morceau emblématique de la Mafia K’1 Fry. Le collectif a rassemblé parmi les plus grands noms du rap français tels que Manu Key, Rohff, Rim’K, OGB, Mokobé ou encore Kery James. Devenu l’hymne des banlieues au début des années 2000, le succès du morceau s’explique par ses paroles crues et fédératrices, mais aussi et en grande partie par le visuel qui l’accompagne.
L’identité 9-4 par excellence
Pour ceux qui ne l’auraient jamais vu, le clip est une immersion anarchique dans trois cités du 94 dans les villes d’Orly, Choisy et Vitry. Dedans, les cris d’une foule de gamins en délire se mêlent à ceux des bécanes levées. Entre ces scènes de liesse, on peut voir Rohff taper des pointes à 200km/h sur l’autoroute, OGB préparer des sandwichs grec ou Franck Gastambide se faire courser par ses propres pitbulls…
Un joyeux bordel capté par Romain Gavras et Kim Chapiron, tous deux membres de Kourtrajmé, un collectif de jeunes cinéastes un brin excentriques. Mais n’espérez pas une qualité HD ! Réalisée à la caméra DV, la vidéo n’est visualisable qu’en 480p maximum. Une saleté qui – reflet de l’urgence et de la spontanéité de l’époque – fait tout le charme du clip.
« Il y a un avant et un après Pour ceux, affirme Andy, 25 ans. C’est encore mon clip préféré aujourd’hui. » C’est que Pour ceux est bien plus qu’un clip : c’est un manifeste. Une vidéo fondatrice de ce que doit être le clip de rap français et qui en influencera massivement l’imagerie jusqu’à aujourd’hui. Une gifle visuelle qui, selon son coréalisateur, Romain Gavras, aurait même atteint le grand Jay-Z.
« C’est l’identité 9-4 par excellence, pas beaucoup de moyens, mais de l’inventivité et surtout une débrouillardise poussée à l’extrême », explique Sarah, 26 ans. « J’avais 8 ans quand Pour ceux est sorti. J’avais même des camarades de classe dans le clip alors c’est important de célébrer ça ici ! » confie Kenza, habitante et native de Vitry-sur-Seine. Un sentiment de retour aux sources partagé par Teddy Corona, membre de la Mafia K’1 Fry : « Il fallait revenir à la base, là où tout a commencé. »
Au comptoir, les commandes s’enchaînent. « Sauce ? » répète machinalement le patron du restaurant. Les clients ont à peine le temps de répondre que la boîte contenant leur fameux kebab/frites leur est déjà remise. Pendant ce temps-là, OGB, passé côté cuisine, fait un remake du clip en découpant la viande sur la broche. « C’est les souvenirs qui remontent ça ! » lance-t-il aux téléphones qui le filment. « Rien n’a changé à part que j’ai perdu 20 kilos depuis », s’amuse-t-il.
Mais pas le temps de s’attarder devant la scène. « Il y a encore du monde à l’extérieur, il ne faut pas traîner », glisse le chef entre deux commandes avant de demander au vigile de faire rentrer les prochains clients. Les fans servis rejoignent alors le fond du magasin et choisissent leur taille avant de repartir avec le précieux sésame : un t-shirt vert floqué du vingtième anniversaire de Pour ceux et du logo de la Mafia K’1 Fry. « Bravo la famille, ça fait plus de vingt ans qu’on vous écoute. Merci pour tout ! », leur adresse l’un d’entre eux.
Un son et un état d’esprit intemporels
Dehors, les fans continuent d’affluer. Un DJ installé sur le toit du restaurant joue des classiques du rap américain, Notorious Big, Mobb Deep, Snoop Dogg, et évidemment des titres de la Mafia K’1 Fry. Comment un collectif, quasi inactif depuis son dernier album en 2007 et qui a connu son lot de décès et de séparations, peut encore susciter un tel engouement ? « Notre musique est intemporelle, répond OGB. La Mafia c’est plus qu’un groupe : c’est un état d’esprit qui rassemble tout le monde, peu importe son âge ou ses origines. »
La Mafia K’1 Fry a créé un mouvement fédérateur en véhiculant des valeurs panafricanistes
« En tant qu’afro-descendants, on avait peu de modèles à l’époque », se souvient Sting, 32 ans. « La Mafia K’1 Fry a créé un mouvement fédérateur en véhiculant des valeurs panafricanistes, tout en restant simple, proche du peuple », théorise Bass, 28 ans. « Avec cet événement, on envoie le même message que pour les cuirs : on est dans la transmission avant tout », résume Teddy Corona.
Justement, Kolo la R, jeune rappeur marseillais d’origine comorienne, est venu profiter du monde et de l’événement pour y tourner le clip de son dernier freestyle. Installé en banlieue parisienne depuis 2017, il a rejoint son manager, un proche de la Mafia K’1 Fry. Devant les motos réunies pour l’occasion, Manu Key et OGB font des apparitions furtives aux côtés de Kolo, qui enchaîne les phases. « C’est la jeunesse qui reprend le flambeau où on l’a laissé, commente Teddy Corona. La boucle est bouclée. »
Alexandre Bourasseau