Bondy Blog : Un film : Black. Deux réalisateurs : Adil El Arbi et Billal Fallah. Pourquoi ?
Adil El Arbi : Parce que nous sommes comme des frères. À l’école d’art Sint Lukas, école néerlandophone de Bruxelles, nous étions les seuls marocains. Je suis francophone d’Anvers, une ville flamande, tandis que Bilal est néerlandophone d’un petit village près de Bruxelles. Nos parents sont venus du Maroc et nous sommes nés en Belgique. Entre nous, ça a collé direct : même vision, même style. Un peu comme les frères Dardenne ou les frères Coen, nous travaillons ensemble, en symbiose. À l’école, l’un de nos professeurs était Michael Roskam (le réalisateur de Bullhead, nominé aux Oscars 2012, NDLR). Nous n’avons pas terminé la première année parce que les formateurs trouvaient que nos films étaient nuls. Aujourd’hui ils vont sans doute dire qu’on a fait Black grâce à eux… (rires). Quand nous avons su que le film allait être réalisé, nous avons convaincu les producteurs que nous devions le faire. Le réalisateur est très bon et peut tout faire, mais le sujet était tellement pour nous qu’il nous a coachés, car c’était notre premier long. Nous avons réécrit le scénario pour l’adapter à ce que nous aimons, un cinéma un peu plus grand public que ce qu’il aurait fait. Et puis, comme c’est un blond beau gosse genre « Georges Clooney d’Anvers », il a vu qu’à Matonge ou Molenbeek, nous étions plus à l’aise que lui (rires).
Votre film Black est adapté du roman éponyme de Dirk Bracke.
A.E.A. : C’est un livre pour les jeunes de 15/16 ans qui a été publié en 2008. Dirk Bracke est un auteur flamand connu pour ses écrits durs de la vie, mais il n’est pas connu en Wallonie. La Wallonie et la Flandre sont deux pays différents. Il faudrait d’abord qu’il soit connu en France pour que la Wallonie suive (rires). Quand nous étions à l’école de cinéma, nous avons entendu qu’il avait écrit un livre sur les bandes urbaines à Bruxelles et ça nous a immédiatement parlé parce que nous connaissons des jeunes qui en ont fait partie, nous comprenons leur mentalité et nous nous retrouvions dans les personnages du livre.
Pourquoi ce titre Black : pour le gang Black Bronx de Mavela ou pour la chanson d’Amy Winehouse que vous avez reprise pour le film ?
A.E.A. : Dirk Bracke avait choisi ce titre pour son livre parce qu’il avait rencontré la vraie Mavela – le livre est basé sur des histoires vraies – dans une institution publique de protection de la jeunesse (IPPJ). C’est à partir de son témoignage qu’il s’est penché sur les bandes urbaines du quartier Matonge. Au départ, l’histoire tournait autour de deux/trois bandes noires de Matonge. Plus tard, il a découvert qu’il y avait une vingtaine de bandes urbaines à Bruxelles, dans chaque quartier. C’est comme ça qu’il s’est penché sur les 1080 qui était une bande beaucoup moins dangereuse que celles du quartier Matonge. Comme son personnage principal était Mavela, il a pris sa bande à elle, et a choisi Black, comme titre. Pour la chanson Back to Black d’Amy Winehouse, nous l’avons entendue alors que nous étions en train de réécrire le scénario, et nous nous sommes dit que ce serait super pour le film. Nous avons tout fait pour avoir l’autorisation d’en faire une reprise. Les démarches ont duré un an : le père d’Amy Winehouse a donné son autorisation personnelle après avoir vu la séquence du film.
La force de Black réside principalement dans le talent de son casting composé d’acteurs méconnus (à l’exception d’Issaka Sawadogo). Où les avez-vous trouvés ?
A.E.A. : En Belgique, les acteurs professionnels sont principalement Blancs, il y a peu de diversité. Si tu regardes la télévision, tu pourrais même croire qu’Anvers, Bruxelles ou Gand sont des villes blanches alors qu’elles sont multiculturelles. Nous avons donc dû les chercher dans la rue par le biais de castings sauvages. Nous avons créé une agence, Hakuna Casting, et réuni 450 personnes parmi lesquelles nous en avons sélectionné 16, les meilleures des meilleures, qui sont des talents époustouflants.
Justement, sur les 450 personnes présélectionnées, comment avez-vous choisi les deux personnages principaux interprétés par Martha Canga Antonio (Mavela) et Aboubakr Bensaïhi (Marwan) ?
A.E.A. : Martha était une grande fan du livre. Elle avait un groupe de musique, mais n’avait jamais joué. Elle était tellement passionnée par ce personnage et cette histoire qu’elle a tout fait pour avoir le rôle. Au départ, nous n’imaginions pas Mavela comme ça, mais c’était la meilleure actrice donc nous nous sommes dit : « la meilleure actrice doit avoir le rôle ». À l’inverse, Aboubakr était un petit emmerdeur qui nous a agacé dès que nous l’avons vu dans une école dite « chaude ». C’était la plus grande gueule, mais Bilel lui a dit : « Si tu as une si grande gueule, viens passer l’audition ». Il s’est avéré être le meilleur acteur. Mais pour lui donner le rôle, il fallait que ça matche avec Martha. Quand nous les avons mis ensemble, il y a eu une alchimie immédiate. Nous avions notre couple.
Tourné à Bruxelles dans les quartiers de Matonge et Molenbeek, Black est centré sur l’enfermement des personnages, à la fois prisonniers de leurs bandes respectives et des lieux où ils évoluent entre QG, commissariat, prison et… métro.
A.E.A. : Il fallait faire un film urbain et le métro en est vraiment un élément. À partir des années 1980, quand les métros ont commencé à Bruxelles, les bandes urbaines sont apparues. Avec Bilal, cela nous parlait beaucoup à la lecture du livre. Les bandes, on les voit dans les métros, elles collent aussi des stickers pour marquer leur territoire, mais nous n’abordons pas cela dans le film.
Vos acteurs jonglent avec brio entre flamand, français, arabe et argot. Sont-ils néerlandophones ?
A.E.A. : La plupart des comédiens sont francophones, mais parlent les deux langues. Martha et Aboubakr parlent en plus l’anglais, l’arabe ou pour Martha, originaire d’Angola, le portugais.
Autre aspect intéressant du film, chaque humiliation publique est accompagnée de la gifle suprême : celle des passants qui filment tout avec leurs téléphones portables.
A.E.A. : Cet aspect existait déjà dans le livre, mais est beaucoup plus important aujourd’hui. À l’époque, il y avait peut-être un touriste avec un appareil photo, aujourd’hui tout le monde a un téléphone. Ce qui est important avec ces bandes urbaines, c’est l’image qu’elles ont. « Nous on est les 1080 ! », « Nous on est les Black Bronx ! »… Il faut avoir le respect du quartier. S’ils jettent un cocktail molotov, c’est pour que tout le monde dise qu’ils en ont jeté un. Il n’y a presque rien de plus important que l’image. C’est aussi pour cela que les jeunes sont attirés par ces bandes. Ils en ont peur, mais en même temps ont l’impression d’être cool, comme dans un clip de musique ou un film de gangster. Ce n’est que plus tard qu’ils réalisent qu’en faire partie peut être l’horreur et qu’il est vraiment difficile d’en sortir.
« Chatte » ou « P’tit cul », les femmes de Black sont soit témoin, soit appât soit élément déclencheur de l’oppression masculine et des tournantes qu’elles subissent. Pourquoi ?
A.E.A. : Ce qui nous semblait important dans le livre, c’était le fait que les filles des bandes soient considérées comme des objets. Du moment où elles entrent dans la bande, les garçons s’attendent à ce qu’elles couchent avec chacun d’entre eux. Nous voulions aussi montrer l’impact des clips et films machistes que les jeunes regardent et leurs conséquences. Avec Mavéla, nous voulions montrer la force qu’elle avait en elle pour arrêter sa bande. La plupart des guerres de bandes qu’il y a eu à Bruxelles étaient déclenchées par des filles : soit parce qu’un tel est sorti avec la copine d’un autre, soit parce que quelqu’un en a regardé une, etc. Le viol est également utilisé comme une arme de guerre.
Des Barons (2009) de Nabil Ben Yadir à votre film Black, pensez-vous que le cinéma belge est en train de s’ouvrir à ses « diversités » ?
A.E.A. : On nous a donné notre chance grâce à cela. Les gens savent que ces histoires ne sont pas racontées et que nous voulons les raconter. Nabil Ben Yadir et Michael Roskam sont nos grands frères de cinéma, nous nous parlons tous les jours. Il fallait montrer qu’il y a des professionnels devant et derrière la caméra. Nabil Ben Yadir vient de recevoir un fonds flamand pour tourner son prochain film et c’est ça l’objectif : tourner des films sur tous les sujets, pas forcément « ethniquement » colorés.
Justement, puisque le cinéma américain a acquis ses lettres de noblesse grâce aux enfants d’immigrés européens, le cinéma européen ne devrait-il pas lorgner sur les enfants de travailleurs immigrés pour se renouveler ?
A.E.A. : C’est une autre perspective. Du côté belge, personne n’a jamais réalisé de films comme Les Barons ou Black, ce sont d’autres codes, d’autres perspectives. Nous ne sommes pas colorés par le cinéma ou la télévision flamands. Nous apportons un nouveau souffle. C’est pour ça qu’un film comme Les Barons est si rafraîchissant. À partir de septembre, 13 films flamands vont sortir. Black est le seul à sortir de l’ordinaire. Parce que nous sommes inspirés par Spike Lee, Martin Scorsese et que les autres réalisateurs ont d’autres références. Mais surtout, cela montre à des jeunes pensant ne pas être faits pour l’Art — acteur, caméraman, réalisateur — que c’est possible. Nous en sommes la preuve.
Propos recueillis par Claire Diao, à Toronto
Black d’Adil El Arbi et Billal Fallah – Belgique – 2015 — 95 min
Avec Martha Canga Antonio, Aboubakr Bensaïhi, Issaka Sawadogo…
Black, love story tournante bruxelloise
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