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Si tu devais présenter ton travail à des personnes qui ne te connaissent pas en quelques phrases, que dirais-tu ?

Je fais principalement de la peinture et du dessin, mais je commence de plus en plus à faire des choses qui ressemblent à du décor, des marionnettes, des installations suspendues en l’air. Mes outils préférés sont le stylo bille et l’aérographe et ça ne plaisait pas à mes profs aux Beaux-Arts, d’ailleurs. Je m’inspire beaucoup de films d’horreur comme Carrie au bal du diable, de science-fiction comme Alien ou encore de dessins animés comme Little Nemo in Slumberland qui datent tous des années 80.

Dans mon enfance, je récupérais souvent des vieilles cassettes du marché ou de mes cousins, ça m’a marquée à vie. Par ailleurs, j’ai longtemps travaillé avec des images d’archives personnelles, principalement des photos de famille anciennes ou prises par moi-même.

Depuis quand tu dessines ?

J’ai commencé à dessiner dès que j’ai su tenir un crayon et j’aimais beaucoup le collage et le découpage. Aussi, je suis obligée de parler du fait que mon papa a fait de la peinture toute sa vie, mais toujours en restant hors du marché de l’art contemporain. Il a beaucoup peint à l’aérographe, c’est un genre de pinceau métallique relié à un compresseur qui revient à la mode ces dernières années.

Il a peint des clowns, des gâteaux de mariages. Il était inspiré par le milieu de l’art underground américain des années 70, plein de choses différentes que j’ai grandi en voyant. Il est né en 1946, c’est un vieux monsieur d’origine juive ashkénaze de Pologne.

Tu fais pas mal d’autoportraits et tu représentes aussi ta famille, quelle est leur place dans ton travail ?

C’est un des trucs les plus importants dont j’espérais parler avec toi. À mes 19 ans, j’ai su que je voulais en faire ma vie. Et puis il y a eu un tournant dans mon histoire et celle de ma famille : le décès de ma grand-mère, Aziza. C’est la raison aussi pour laquelle j’ai accepté de faire cette interview parce que je suis née à Bondy, ma mère est née à Bondy, ma grand-mère est enterrée à Bondy. Il y a quatre générations de ma famille à Bondy.

C’est une ville hyper importante pour moi et pour nous. Et donc à ce moment-là, j’avais un carnet et je faisais que de dessiner ce qu’il se passait autour de moi pour garder une trace, car ma grand-mère était en train de s’en aller. Son décès a bouleversé la structure de la famille et même de la ville, car Aziza, c’était un pilier de Bondy. Peu après sa mort tout a été démoli autour de là où elle habitait à Bondy Nord au-dessus de la place du marché. Tout ce qu’il y avait autour : la place rouge, le carré, enfin tous les endroits qui faisaient le paysage de Bondy depuis toujours ont disparu quand Aziza est partie.

C’est comme si on avait attendu son départ pour tout détruire. Ma grand-mère a émigré de Tunisie à Bondy à la fin des années 60 avec son mari. Elle a eu onze enfants et ma mère était la dernière née en 1967. Elle y est restée jusqu’à sa mort et elle tenait à être enterrée à Bondy Nord alors que beaucoup de grands-parents souhaitent être rapatriés au bled. Moi, je suis née là-bas, j’y suis restée jusqu’à mes trois ans après quoi ma mère m’a emmené avec elle à Paris, mais on y retournait tout le temps pour voir la famille.

J’ai vraiment commencé à prendre l’art au sérieux en dessinant ma famille dans un besoin de garder une trace

J’ai vraiment commencé à prendre l’art au sérieux en dessinant ma famille dans un besoin de garder une trace et de retranscrire tout ce qu’on a du mal à dire à l’oral. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui revient toujours dans mon travail, c’est de pointer du doigt des choses qu’on ne regarde pas d’habitude ou qui sont invisibles. À l’école, ça posait vraiment problème aux professeurs, car ils n’arrivaient pas du tout à voir l’aspect « spirituel » et à comprendre l’étrangeté qui existe dans mon travail. Contrairement à ce que j’ai pu lire sur mes peintures, dans ces scènes de famille que je représente tout ne va pas forcément pour le mieux. Il y a souvent des tensions et beaucoup de pudeur. Parfois, je représente des personnes avec qui je ne parle même plus.

Tu travailles beaucoup sur la figure de l’alien, pourquoi ? Est-ce qu’il faut y voir un engagement, ou pas du tout au contraire ?

L’alien, c’est une figure qui me travaille depuis l’enfance. Mon prénom à l’envers ça fait « Alien », c’était un truc que j’aimais bien raconter dans la cour de récré. L’alien, c’est une créature qui ne se sent pas à sa place et qui est renvoyée au fait qu’elle ne devrait pas être là. C’est plein de choses à la fois. Par exemple, dans le cinéma mainstream américain, ils ont une imagination très fermée sur l’alien. L’horreur comme la science-fiction sont des genres qui tournent autour de questions hyper politiques : qui fait peur, qui est un monstre, pourquoi, qu’est-ce qui fait mal ?

À chaque fois, ça relève d’une espèce de névrose souvent raciste. Ces films sont des miroirs des gens qui écrivent les histoires, souvent des types américains blancs. L’alien est généralement une créature anthropomorphe qui ressemble en tout point à un humain : il a deux yeux, deux narines, une bouche, des mains, des pieds et ses intentions, c’est coloniser et attaquer. Ce que j’aime chez les extraterrestres, c’est qu’on n’arrive pas à les définir ni à les attraper.

J’ai beaucoup été marquée par « l’épidémie » de consommation de crack qui a touché massivement les habitants des banlieues dans les années 80

Rendre leur complexité aux choses, c’est très important pour moi et c’est politique. Je tourne beaucoup autour de la question de l’hommage. Souvent, quand on veut rendre hommage, c’est à des personnes « exemplaires », ces gens qui « méritent » une reconnaissance. Derrière la figure de l’alien aussi, j’ai beaucoup été marquée par « l’épidémie » de consommation de crack qui a touché massivement les habitants des banlieues dans les années 80. Aujourd’hui, on ne se rend pas compte, mais des milliers de personnes en sont mortes dans le silence, et ça touchait une population bien particulière. Au cimetière de Bondy, il y a des familles entières qui sont enterrées à cause du crack et de l’héroïne.

Un de tes tableaux exposé à l’IMA représente un journaliste qui te demande de parler « en tant que femme maghrébine » et ton autoportrait répond « pardon ?… ».  Tu peux m’expliquer ce que tu veux dire un peu dans ce tableau ?

Ces dernières années, mon travail est parti souvent d’une simple phrase, au détour d’une discussion, d’un truc que j’entends à la télé ou autre. J’en avais marre d’être constamment rangée dans une case. C’est pour ça que la personne représentée a un bras de terminator, un pectoral, un œil de chat. Visiblement cette personne est difficile à définir et ça n’empêche pas le journaliste de la ranger dans le genre « femme maghrébine ».

Tu ne peux jamais juste être toi, tu dois être « toi plus un tas de choses » que tu n’as pas demandé

C’est une situation que vivent tous les enfants issus de différentes diasporas. Tu ne peux jamais juste être toi, tu dois être « toi plus un tas de choses » que tu n’as pas demandé. Qu’est ça veut dire une femme maghrébine dans l’imaginaire collectif ? On imagine rarement une femme noire ou une femme juive par exemple. C’est ça que j’aime chez l’alien aussi : tu ne peux pas le ranger quelque part et donc prévenir ses faits et gestes. Définir c’est garder un contrôle sur les gens et se rassurer.

Comment tu vis financièrement ?

Pendant les Beaux-Arts de Marseille, j’ai eu la chance de rencontrer ma galeriste Anne Barrault, et donc c’était une sécurité en sortant. Ce qui m’a aidée, c’est de toujours faire des choses à côté de l’école lorsque j’y étais sans compter sur personne. J’ai commencé à faire des expos avec divers collectifs en France, mais aussi en Suisse ou en Belgique par exemple. C’est comme ça que je me suis créé un réseau de personnes avec qui je partage des questionnements. Quand c’est pas des ventes de tableaux, j’organise aussi des ateliers avec des enfants dans les collèges. Toutes ces choses s’additionnent et j’arrive à vivre grâce à ça.

Que dirais-tu à la Neïla collégienne ?

Je lui dirais de ne pas se sous-estimer, de s’aimer en dépit de la famille, de l’école, de ne pas croire ce qu’on me raconte sur l’intelligence, sur la beauté. Je déteste l’école de manière générale. C’est un des endroits les plus déshumanisants qui existe pour un enfant. Quand je suis arrivée aux Beaux-Arts, j’avais la « chance » d’avoir un regard pessimiste sur le système scolaire pour tomber de moins haut. Toute ma scolarité, c’était une bagarre constante pour défendre mon travail.

Propos recueillis par Dario Nadal 

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