Comment est venue l’envie ou le besoin de raconter votre histoire familiale ?
Je suis née et j’ai grandi dans le 19ᵉ arrondissement de Paris. En 2013, je perds ma grand-mère paternelle qui vivait avec nous. Mon père ainsi que les anciens de ma famille ont décidé de l’enterrer en Mauritanie, à Ajar, son village natal. Il faut savoir que je suis née d’une mère sénégalaise et d’un père mauritanien. Quand je vais en Afrique, c’est tout le temps à Dakar (Sénégal), ville où mon père a construit la maison familiale.
C’est donc la première fois que je me rends en Mauritanie. J’arrive à Ajar en pleine nuit, c’est seulement le lendemain matin que je vois à quoi le village ressemble. Je découvre ce lieu coupé du monde avec mon regard occidental, c’est-à-dire que j’avais l’impression que les habitants vivaient comme au Moyen Âge. Il y avait très peu de maisons, une seule petite boutique dévalisée par la horde de Parisiens venue assister aux obsèques et une grande mosquée financée par la diaspora mauritanienne.
La première question qui me trottait était de savoir comment mon père avait pu vivre dans ce village jusqu’à ses 26 ans et décider, un jour, de le quitter pour tenter sa chance en Europe, alors qu’il ne savait ni lire ni écrire le français.
Il était important de faire rentrer nos pères dans la littérature française
Le postulat de départ, c’est raconter l’itinéraire d’exil de mon père qui m’était totalement inconnu. Il n’en avait jamais parlé et nous ne nous sommes jamais donnés la peine de l’interroger. Au fur et à mesure de mon écriture, j’ai réalisé qu’il était important de faire rentrer nos pères dans la littérature française. Ayant une formation de Lettres, je remarque qu’on étudiait souvent les mêmes choses. Dans Ajar-Paris, je dis souvent que mon père est un Rastignac des temps modernes. Il n’a pas simplement quitté la province pour Paris, mais un village, un pays, un continent pour arriver en France. Je trouvais que la vie de mon père suivait ce schéma narratif que j’ai longtemps étudié et que j’enseigne aujourd’hui à mes élèves.
La situation initiale est qu’il est né à Ajar, ensuite l’élément déclencheur, c’est le décès de son père. Il a dû quitter le village pour subvenir aux besoins familiaux avec quelques péripéties. L’élément de résolution, avec les choses qui se sont plus ou moins bien déroulé, est la situation finale où nous vivons tous en France, sans oublier nos origines.
Montrer nos pères dans le monde de la littérature sans pour autant que ce soit iconoclaste
Je voulais fixer la parole de mon père pour les générations à venir, montrer nos pères dans le monde de la littérature sans pour autant que ce soit iconoclaste. Je veux ce ne soit pas quelque chose d’original, mais de normal, comme le récit d’un provincial qui monte à Paris.
Pour ce faire, j’ai agi comme une journaliste, en lui posant des questions. Je me suis rendu compte qu’il y avait des sujets sur lesquels il était moins loquace, comme sa venue en France, car il est venu de manière illégale. Il ne voulait pas que la personne qui lui a fait prendre le bâteau jusqu’à Marseille ait des problèmes, mais c’était en 1975 ! Il y a prescription. C’est pour cela qu’Ajar-Paris est un roman, sur certains sujets, j’ai dû m’inspirer de mon enfance, de mon imagination, mais effectivement la base est le récit de mon père.
Quelles ont été vos premières impressions en arrivant en Mauritanie, plus particulièrement à Ajar, village de votre défunte grand-mère ?
Il faut savoir que depuis l’enfance, je suis cataloguée par ma famille comme la “petite Française”. Quand j’ai annoncé à ma mère que je souhaitais me rendre aux obsèques de ma grand-mère en Mauritanie, elle m’a tout de suite dit non parce que je n’allais pas supporter le village qui était aux antipodes de Paris.
Étant énormément proche d’elle, je me devais d’accompagner son corps jusqu’à sa dernière demeure. Encore une fois, je ne connaissais pas Ajar. Mon père nous en parlait comme une punition : “Si vous travaillez très très mal à l’école, vous allez terminer à Ajar”. Alors avec mes frères et sœurs, on se demandait comment était le village pour que ce soit la punition ultime. Même ma grand-mère qui a grandi et vécu là-bas ne se voyait pas y vivre à nouveau.
J’avais ainsi une image négative du village natal de mon père et quand j’ai ouvert les yeux, j’étais perdue. Je ne comprenais pas pourquoi il y avait des grenouilles, un marabout qui soignait les fous du village avec des versets coraniques. J’étais pleine de préjugés parce que j’ai très mal vécu la mort de ma grand-mère, mais aussi, car c’est un monde méconnu où je ne maîtrise nullement les codes.
Par exemple, on se lève très tôt pour ne rien faire, on attend que le temps passe. Au bout de 24h j’ai voulu retourner à Nouakchott, la capitale. À ce moment précis, je découvre l’ennui, sentiment que je n’ai jamais connu auparavant. À Paris, j’ai mon téléphone, je regarde la télévision, je sors.
C’est aussi ça l’exil, être conforme au monde duquel nous sommes originaires
C’est seulement quand j’ai commencé à raconter l’histoire de mon père que j’ai commencé à développer une certaine tendresse pour Ajar, parce que toute Parisienne que je suis, c’est de ce village que je viens. Si mon père n’avait pas quitté ses terres pour l’Hexagone, je serais une petite Ajeroise et tout cela serait banal. C’est aussi ça l’exil, être conforme au monde duquel nous sommes originaires. Je découvrais ma culture par mon prisme de Parisienne. Même si chez moi nous écoutions la télévision en soninké, mangions des plats traditionnels, l’air de notre appartement du 19ᵉ était tout de même imprégné par la culture française.
C’est finalement une culture biaisée. D’une certaine manière, en me rendant pour la première fois dans le village de ma famille, j’ai vécu ce que mon père a vécu en arrivant en France. Sauf que pour moi, Ajar ne devait pas me paraître étranger. Finalement, par la force de l’exil, ça l’était.
Comment vos proches ont-ils réagi face à la publication, notamment votre père qui est souvent cité dans votre ouvrage ?
Au début, personne ne me prenait au sérieux. Mais une fois le roman publié, ma famille était très fière de moi, mon père était impressionné. Encore plus quand je passais à la télévision et à la radio. Mon père sait lire le français, mais parfois, il n’est pas très à l’aise avec la langue de Molière, donc la télévision est un moyen plus accessible pour lui. Je voulais lui rendre hommage, le remercier pour tout ce qu’il avait fait pour nous.
Le trait d’union dans le titre n’est pas un signe graphique banal, il retrace une histoire, la singularité du parcours de mon père. J’insiste sur la singularité, car les parcours migratoires ne sont pas tous les mêmes, l’approche à la culture de nos parents est également différente.
Propos recueillis par Nora Essalhi