En mai 1967, la Guadeloupe est en ébullition. Tout commence par une agression raciste perpétrée par un blanc (un béké, en créole), propriétaire de grand magasin, sur un vieil homme noir et handicapé. La colère monte.
Peu de temps après, les ouvriers du bâtiment de Pointe-à-Pitre se mettent en grève et revendiquent une hausse de salaire et de meilleures conditions de travail. Les colères se rejoignent. Rapidement, le mouvement est soutenu par les syndicats et différentes organisations indépendantistes qui prennent part aux manifestations.
Le 26 mai 1967, en marge des négociations, une phrase se répand: « Quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail », aurait lancé un des représentants patronaux. Devant la chambre de commerce de la ville, les manifestants réagissent. Aux projectiles lancés sur les CRS répondent des tirs à balles réelles.
Voilà le point de départ de plusieurs jours de répression d’une violence inouïe. Si l’on s’en tient au bilan officiel, sept manifestants ont été tués. Mais les chiffres de différents historiens estiment qu’il y a eu entre 87 et 200 morts.
“Guadeloupe Mai 67, Massacrer et laisser mourir”, (Eds. Libertalia, avril 2023), retrace cette répression méconnue sous les plumes de Mathieu Rigouste, Jean-Pierre Sainton – décédé le 21 août 2023, à 68 ans – et Elsa Dorlin. Interview.
Pourquoi avoir choisi de revenir sur ces événements aujourd’hui ?
Ce livre est issu d’un colloque que j’avais organisé à l’Université Paris 8 Saint-Denis en mai 2017. À ce moment-là, la Commission dirigée par l’historien Benjamin Stora rendait son rapport officiel au gouvernement et qualifiait la répression de « massacre ».
Il était alors crucial de commémorer le cinquantenaire des évènements et de rendre hommage aux victimes. Il s’agissait aussi, au sein d’une université hexagonale, de marquer cette date comme un fait massif de la colonialité républicaine.
Mai 67 est l’acmé d’une mobilisation syndicale contre le capitalisme racial et plantocratique (système social et politique où les planteurs, c’est-à-dire les propriétaires de plantations agricoles, détiennent le pouvoir économique, politique et social, NDLR).
Nous avons besoin, pour les luttes présentes, de toutes les armes qu’offrent l’histoire et la mémoire des combats
Il s’inscrit dans un mouvement indépendantiste plus large, celui de la libération caribéenne et guyanaise, mouvement trop souvent oublié, y compris dans les bibliothèques décoloniales centrées sur les Amériques anglophones.
Nous avons besoin, pour les luttes présentes, de toutes les armes qu’offrent la culture, l’histoire et la mémoire des combats menés contre la violence impériale. Celle des dispositifs économiques, policiers et judiciaires, mais aussi sanitaires, sexuels, mémoriels, migratoires, scolaires, territoriaux…
Est-ce que vous pensez que la France conserve une mentalité néocoloniale dans la manière dont elle “administre” les quartiers ?
Mathieu Rigouste a réalisé un travail inédit sur le préfet Pierre Bolotte. Ce haut fonctionnaire fut en poste en Guadeloupe en mai 67 et aux commandes des forces de « maintien de l’ordre », en lien avec l’Intérieur et l’Élysée.
Il a retracé son parcours depuis l’Indochine, l’Algérie et la Seine-Saint-Denis où il est le premier préfet nommé à la création du département en 1968-69. Nommé à la préfectorale en 1944 sous Vichy, Pierre Bolotte teste (au Vietnam, à Alger et à la Réunion) le déploiement de petites unités de police mobile dédiées à la contre-insurrection. Ces unités surveillent, infiltrent, terrorisent les organisations politiques et les civils. Cela se traduit par des patrouilles motorisées, des opérations systématiques de contrôle, des descentes de police éclair… Le but est de créer un état permanent d’insécurité pour les populations.
Pierre Bolotte double ce quadrillage policier par un contrôle social tout aussi répressif. Il impose notamment des politiques démographiques et migratoires. Elles se traduisent par la contraception forcée ou encore le BUMIDOM (organisme chargé des migrations des Antillais vers la métropole entre 1963 et 1981).
Figure de la doctrine française de la « pacification », Pierre Bolotte est à l’initiative de la création de la BAC 93, et autres brigades anticriminalité (BSN et BSVP). Elles sont déployées de jour comme de nuit dans les quartiers populaires pour y traquer les « ennemis intérieurs ».
Ce préfet reste en Guadeloupe l’un des principaux responsables du massacre. Dans l’article que j’ai écrit à la suite de celui de Mathieu Rigouste, je reviens sur les mouvements sociaux, politiques et intellectuels guyano-antillais des années cinquante et soixante et leurs répressions sans commune mesure.
Les Antilles ont constitué un camp de retranchement, en particulier quand l’Algérie française « est perdue »
J’ai aussi pu retracer la circulation transatlantique des hauts fonctionnaires et militaires français qui sont passés de l’Algérie en Guadeloupe et en Martinique, notamment.
Les Antilles ont constitué un camp de retranchement ou un point de chute, en particulier quand l’Algérie française « est perdue ». À ce moment-là, il s’agit de conserver, quoi qu’il en coûte, les vieilles colonies qui constituent l’autre foyer incandescent d’insurrection.
Aussi, il y a eu une véritable politique, concertée, de recyclage de fonctionnaires et des troupes. Un recyclage aussi des plans sociaux, économiques, militaro-policiers pour mater les mouvements de libération nationale et maintenir sous dépendance les peuples caribéens.
Quels sont ces plans auxquels vous faites référence et comment sont-ils utilisés ?
En parallèle de la répression sanglante, c’est tout un arsenal de politiques économiques qui est déployé (notamment la monoculture de la banane aux dépens de la canne, le développement du tourisme, etc).
C’est également le déploiement de plans d’urbanisme, d’aménagement du territoire, d’une armée d’assistances sociales pour le contrôle des familles et des femmes. Sur ce dernier point, on peut citer la création de la catégorie famille « monoparentale » qui vise spécifiquement les femmes antillaises.
On pourra enfin relever la mise en place d’un service militaire spécifique (SMA). Ce programme avait pour but d’envoyer les « domiens » travailler au service de l’État français dans « l’aide humanitaire ». À travers l’interdiction de journaux, la mutation forcée d’enseignant.e.s trop proches des mouvements anticoloniaux, ou jugé.e.s trop critiques, l’administration coloniale française tente la reprise du contrôle idéologique de la jeunesse. C’est ce que j’ai appelé une contre-insurrection idéologique.
Cet ensemble qui, en l’espace de vingt ans, actualise des formes de « faire mourir » par d’autres moyens que les balles, résonne tout particulièrement à l’annonce en janvier dernier de l’ordonnance de non-lieu dans le scandale d’État du chlordécone.
Tant d’efforts ont été investis dans le saccage de cette histoire, jusqu’aux noms des victimes, jusqu’à leur nombre
Revenir sur cette histoire me paraît vital, car nous avons sous les yeux le déroulé de technologies de pouvoir qui sont actuellement largement redéployées à l’échelle globale et en France en particulier.
L’héritage de ces luttes nous oblige à poursuivre notre engagement dans une politique des savoirs de la libération. Tant d’efforts ont été investis dans le saccage de cette histoire, jusqu’aux noms des victimes, jusqu’à leur nombre. Tant d’archives, de sépultures, de preuves, de liens et de communs, ont été détruits, ensevelis jusqu’à rendre amnésiques ou ignorant.e.s. À n’en pas douter, cette histoire recèle le tragique d’une révolution manquée et des armes dont nous avons besoin ici et maintenant.
Propos recueillis par Ambre Couvin
Photo de Une : Fresque murale en hommage aux victimes de mai 1967, Philippe Laurent, 2007.