Dheepan, c’est l’histoire d’un combattant tamoul (interprété par Antonythasan Jesuthasan, un acteur non professionnel) qui décide de quitter le Sri Lanka en guerre avec une fausse famille afin d’obtenir plus facilement le statut de réfugié. Avec sa fausse épouse Yalini (jouée par Kalieaswari Srinivasan) et la petite fille âgée de 9 ans, Illayaal (jouée par Claudine Vinasithamby), ils vont emménager dans une cité de la banlieue parisienne, mise sous la coupe des gangs, des trafics et complètement désertée par les forces de l’ordre. Ensemble, ils vont essayer de se faire passer pour une vraie famille et de s’intégrer dans la société.
Jacques Audiard propose un film qui traite de thèmes comme l’intégration, l’immigration, la vie dans une cité française, la vie de famille et tout cela parlé essentiellement dans la langue tamoule. Lors d’un entretien avec le Bondy Blog, c’est un réalisateur passionné qui nous a parlé de son nouveau long-métrage. Passionné de cinéma, de l’aventure qu’il vient de vivre avec Dheepan, de ses acteurs, Jacques Audiard c’est aussi un réalisateur qui voit dans le cinéma une opportunité de parler des autres, aux autres et de montrer des personnes que nous voyons rarement dans les films et que nous évitons de regarder dans la vraie vie.
Bondy Blog : Vous filmez des personnages et des milieux de la société française qui sont souvent invisibles dans le cinéma français. Je pense à la prison dans Un Prophète, des immigrés dans Dheepan. Qu’est-ce qui vous attire et vous mène vers ces sujets et ces personnages ?
Jacques Audiard : Parfois j’étouffe un peu dans le cinéma français. Mais je suis cinéphile, j’aime infiniment le cinéma français et je sais que je viens absolument de là.
Il manque de diversité selon vous ?
C’est au-delà de ça, oui ça c’est le fait, ça manque de diversité. Manquant de diversité, ça manque pour moi d’altérité, d’autres, avec l’intérêt que suscite l’autre. Mais ça peut être très simple, ça peut être un physique, un corps, un regard. Parfois, il y a une espèce de reproduction de l’identique qui me fatigue, qui m’étouffe, qui ne me stimule plus.
Au début du film, Dheepan est un vendeur à la sauvette. Ces personnes, on les croise dans la rue, mais on ne fait pas vraiment attention à eux. Vous, vous posez votre caméra sur eux.
Je vais faire très attention à eux et je les constitue en héros, c’est exagéré aussi. On ne les calcule pas du tout. Cette posture d’avoir sa petite mallette avec des choses ridicules, c’est très dégradant. C’est terrible, c’est ridicule. Moi ça m’intéresse tout de suite, en plus je les trouve très beaux, plus beaux que la moyenne.
Vous montrez dans vos films ce que l’on voit rarement dans le cinéma français ?
Non parce qu’admettre ça serait se mettre dans une position très immodeste. Pour dire les choses simplement, c’est mon problème et c’est vrai que je m’éloignerai de plus en plus de ça. C’est de plus en plus difficile pour moi de faire un casting.
Vous dites que vous êtes à l’étroit dans le casting français.

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Claudine Vinasithamby et Antonythasan Jesuthasan​


Ah oui c’est au-delà de l’étroit, ça peut même me mettre dans des positions d’allergies. C’est le constat que je fais pour moi, parce qu’il faut que je m’intéresse à des choses pour les filmer. Après j’ai fait des films où j’étais très heureux avec les comédiens. Mais c’est vrai qu’à un moment donné, je situerai bien sûr au moment d’Un Prophète, j’ai travaillé avec les acteurs avec lesquels je voulais travailler. Quand la situation de casting se posait, ça durait quatre secondes et demie. Je me disais, Romain [Duris dans De battre mon cœur s’est arrêté, ndlr], Emmanuelle [Devos dans Sur mes lèvres, ndlr] et voilà. Et j’ai eu un plaisir, mais infini, j’ai eu tellement de plaisir avec Matthieu Kassovitz [qui a joué dans ses deux premiers films, ndlr]. Voilà c’est moi, c’est le rapport que j’ai avec le cinéma, avec l’usage que je suppose être celui du cinéma. Je vais me trouver dans une situation de mur trop rapproché, d’étroitesse. Je sais comment ils vont parler. Là, je pense que je ne voulais même plus savoir. Vous travaillez avec un comédien, un Français, il fait la scène et puis tout d’un coup (il imite le travail avec un acteur) « Infléchis là », « là accentue » ou « t’as parlé comme une vache ». Là je n’avais plus ce rapport avec la langue et comme en plus je suis d’obédience assez littéraire. Je coupais avec le dialogue français.
Comment vous vous êtes documenté pour raconter le quotidien de cette famille tamoule, leur culture, leur intégration ? Il y a des scènes qui paraissent très réalistes dans le film.
C’est une fiction, on est d’accord. Maintenant on se documente à un certain moment. D’abord il faut rentrer dans le paquet, il ne faut pas être juste dans une distance observatrice donc il va falloir entrer un peu dedans. Mais je sais qu’à un moment donné il ne faut plus que j’ai d’informations trop réalistes parce que j’ai peur que le réel vienne étouffer la fiction.
Ça m’est arrivé sur Un Prophète où je visite des établissements pénitentiaires en France. C’est très difficile de trouver des possibilités de tournages dans des prisons françaises, c’est même quasiment impossible. Je vais partout, je vais à Fleury-Mérogis, je vais à Meaux, à Poissy, je vais même en Belgique. À un moment donné se pose vraiment la question de savoir, on cherche une prison pour tourner donc un décor et j’ai senti que si on tournait dans un décor naturel, le réel allait prendre le dessus et on allait faire du fait de société. Il fallait construire un objet de prison et en revanche, amener les gens dedans. Et là, ça devenait un outil de cinéma. Sinon c’était un outil de documentaire.
Et pour Dheepan, vous vous êtes inspiré d’histoires vraies ?
D’une certaine façon, les personnages donc les acteurs vont faire aussi leur chose. À un moment donné vous êtes devant eux, vous indiquez et après c’est eux. Je pense que pour tout ce qui était, la vie de famille, les gestes, ça peut paraître un petit peu dérisoire ce que je dis là, mais ils ont pris en charge beaucoup de choses.
À partir de quand vous vous dites qu’une histoire vaut la peine d’en faire un film ?
Celui-là, ça a été long. J’ai hésité et j’ai failli arrêter plusieurs fois. La première fois, on [lui et ses coscénaristes Noé Debré et Thomas Bidegain, ndlr] était partis sur un sujet et là franchement, je n’y arrivais pas, ça ne m’intéressait pas. Après, il y a eu tout ce thème de la fausse famille, la reconquête des sentiments et tout d’un coup, passer du faux au vrai, mais j’ai encore hésité. Et en fait, c’est quand je commence à faire du casting, que je vois Antony. Je n’avais pas mesuré. Ce qui m’a vraiment donné envie de faire, c’est d’être dans une altérité complète. Quand je commence à parler à Antony et qu’il ne me comprend pas, je me dis voilà ça c’est bien. Je vois qu’il ne parle pas bien français, ils vont parler une langue dont je n’ai pas même le soupçon du sens, le tamil c’est très spécial. J’ai adoré mes comédiens, je les ai vraiment aimés. Même pendant le tournage, je ne pleure pas, mais c’est le tournage d’hiver, vous avez quatre heures de jour exploitables. On se lève à cinq heures du matin. C’est un peu chiant. Moi le plaisir que j’avais c’était de les voir le matin tous les trois, sous leur couverture. Ils étaient morts de froid et ils attendaient. Ils étaient contents. Ils ont été très vaillants, très courageux, très talentueux déjà. J’avais une très grande confiance en eux. Les voir le matin, je savais que ma journée allait être intéressante parce que je ne savais pas ce qui allait se passer.
Vous avez ressenti le décalage en travaillant aussi Marc Zinga et Vincent Rottiers, des acteurs professionnels français ?
Kalieaswari Srinivasan et Vincent Rottiers

Kalieaswari Srinivasan et Vincent Rottiers


D’abord, Marc c’est un acteur très doué, il est brillant, très agréable. Avec Vincent, c’était autre chose. Je m’en suis aperçu en cours de route et c’est la première chose que m’a dite Shoba [Antonythasan Jesuthasan, ndlr] après avoir vu le film. Lui, il ne savait pas ce qu’il se passait de l’autre côté, il n’y a aucune scène partagée. Il m’a dit « mais Vincent, il est formidable ! » et j’ai réalisé « mais c’est vrai tu ne l’as pas vu ! ». C’était pour en venir à ça. Vincent, il y avait pas mal de choses, je ne vais pas dire improvisées, mais c’était quand même un peu ça entre Vincent et Kalie et ça c’était assez intéressant. Sur le fait de ne pas se comprendre et de se comprendre et sur la séduction.
Concernant le tournage dans la cité, vous avez montré des codes, un langage et le business de la drogue. Comment vous vous êtes renseigné ?
La cité, je la prends comme décor de cinéma. Je ne fais pas de sociologie là-dessus. Moi, ce qui m’intéressait c’était la photogénie de cette cité et d’une certaine façon, créer une photogénie des occupants de cette cité. Je sais qu’on peut tout à fait en faire le procès parce que c’est une caricature.
Cette famille tamoule est spectatrice de cette délinquance. Elle voit de leur fenêtre les gangs qui règnent sur le quartier. Est-ce que l’image de la cité donnée dans votre film, c’est la cité vue à travers les yeux de vos personnages ?
C’est un film de point de vue. Il y a le point de vue de Dheepan, de la femme et parfois il y a le point de vue de la petite fille, mais on est toujours dans le point de vue. Dheepan, la première chose qu’il voit en poussant sa poubelle, c’est des mecs sur les toits. Peut-être qu’un autre ne le verrait pas. Si on va à la Coudraie [le quartier à Poissy (Yvelines) où a été tourné le film, ndlr], c’est l’endroit le plus familial, le plus peinard. Ça n’a rien à voir avec ce qu’il y a dans le film.
Les habitants du quartier ont participé au tournage. Comment vous ont-ils apporté de l’aide ? Certains apparaissent dans le film ?
Ils ont fait plein de choses. Il y a ceux qui ont fait de la figuration, du casting, il y a ceux qui travaillaient à la décoration avec Michel Barthélémy, [le chef décorateur, ndlr]. De toute façon, on avait besoin de main-d’œuvre. Ça allait de grands adolescents à des gens plus mûrs qui avaient même des compétences professionnelles. Je me souviens des gens à la décoration, c’était des gens qui bossaient. On avait besoin de sécurité, de faire garder les camions. Tout le monde a dû bosser à un moment donné ou à un autre. Je trouve ça vachement bien.
Et la représentation de la cité, qu’est-ce qu’ils en ont pensé ?
Je ne sais pas, j’espère qu’ils ne seront pas heurtés, mais après ils sont conscients de ça. Ils ont bien vu quand on a fait la rue du commerce en face, on voit bien que c’est de la fiction. C’est très stylisé, ça ne m’aurait pas intéressé sinon. Après je trouve que c’est une belle cité, la Coudraie, il y a un truc impressionnant. Il y a des façades bicolores, on sent que ça a été un endroit qui a vraiment vécu. Ce qui est marrant c’est à quel point les familles sont soudées. Il y avait des gens adorables. Comme je me levais très tôt, j’avais besoin de faire la sieste. Ils me mettaient dans des appartements vides, les personnes n’étaient pas là. J’étais parfois dans des chambres d’enfants (rires).
Le film est aussi drôle. Vous rendez l’ignorance de cette famille comique. Il y a une scène où on leur propose un salaire de 500 euros par mois et le couple trouve que c’est une fortune. Vous avez voulu traiter le choc des cultures avec humour ?
C’est le regard de gens, ces gens qui vendent justement les roses. Nous, on est des nantis, faut voir d’où ils viennent. Il ne fallait pas que ce soit traité en fait de société, que ce ne soit pas un documentaire, on trouvait le comique par décalage. Comment peut-on être Persan de Montesquieu ? [Le film est une libre adaptation des « Lettres Persanes » de Montesquieu, ndlr] Nous sommes nous les Persans de ces gens-là ? Je me suis aperçu, vraiment chemin faisant, que ce thème de la fausse famille qui va devenir vraie, en terme cinématographique, c’est une comédie de remariage. C’est ce qu’on trouve dans les comédies américaines des années 1930 et dès que ce truc affleure, ça a un effet d’allègement et de comique.
La fin a fait l’objet de plusieurs critiques. Elle surprend, car tout le film parait très réaliste, la famille mène une vie très précaire, mais en Angleterre, elle semble avoir une vie assez aisée. C’est plus fictionnel. La scène finale se passe bien à Londres ?
La fin se passe à Londres, mais j’ai tourné en Inde, dans la montagne parce que je n’avais pas de soleil à Londres. J’ai fait juste la petite rue avec un taxi, ça c’est Londres. Mais le cottage, je l’ai tourné dans une station très connue en Inde. Quand on y arrive, c’est vraiment une villégiature anglaise. C’est fleuri. Dans mon esprit c’est tout le hors champ, ça marche ou ça ne marche pas, je n’essaye pas de le vendre. Pour moi, ils sont chez la cousine, il y a des relations, c’est un petit peu faux.
C’est beaucoup plus une fin de cinéma ?
C’est exactement ça. Pendant tout le film, Dheepan impose son désir qui est austère. C’est la femme qui a le plus grand désir. Et à la fin, j’avais envie qu’il aille dans le désir de la femme qu’il aime et franchement c’est quand même mieux. Le fait qu’ils aient un enfant je l’ai décidé six jours avant. Mais leur vie était tellement dure, à la fin je voulais tout. L’enfant, le soleil, les fleurs, le chœur d’enfants, c’est une fin de cinéma. Moi je savais que je n’avais pas fini le film à Cannes. Je pensais que je devais retravailler un mois. Nicolas Jaar [le compositeur, ndlr] devait me fournir d’autres musiques, j’avais des choses encore à voir dedans. C’était un film où il y avait pas mal de solutions. Effectivement, il y a eu ces retours de Cannes. La fin qui m’a un petit peu étonné, qu’on opposait deux systèmes d’intégrations (il soupire), arrêtez s’il vous plait. Sur le happy-ending… Et en fait quand je me suis retrouvé à Paris je n’ai plus eu envie de changer.
Je revendique le fait que les choses soient très mouvantes, ça peut être très intuitif et on peut absolument se tromper. Et après Cannes, je me suis dit, mais « Les Coen [les présidents du jury, ndlr], ce jury m’ont donnée une Palme », et j’entends des choses de la critique donc je vais changer le truc ? Ce n’est pas bien.
Vous mettez souvent trois, quatre ans entre chaque film. Quand sera le prochain ?
Je l’ai déjà écrit, mais malheureusement je crains que j’aie à le réécrire. Moi ça me prend trop de temps d’écrire c’est pour ça que celui-là, Dheepan, Noé et Tom [Thomas Bidegain, ndlr] ont travaillé et le projet s’est mis en route après Un Prophète [sortie en 2009, ndlr]. Noé a travaillé en souterrain et après j’ai rattrapé le projet. En même temps depuis De rouille et d’os, il y a un projet qui s’appelle Les Frères Sisters qui est un western. C’est un livre et on a commencé Tom et moi l’écriture pendant que Noé travaillait. Ça me permet moi aujourd’hui d’avoir un projet écrit en ayant terminé un film. Je ne vais pas passer trois ans derrière un film à prendre un sujet.
Assia Labbas
Crédit photo :
Paul Arnaud – Why Not Productions et Eponine Momenceau (Jacques Audiard).

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