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Jean-Manuel Simoes travaillait pendant les révoltes de 2005 comme photojournaliste. Il a depuis quitté la presse. Depuis quatre ans, il photographie chez eux les habitants du Chêne Pointu, à Clichy-sous-Bois (93). L’occasion de porter un autre regard sur les réalités des quartiers. Il revient sur les révoltes et leur traitement médiatique.
Bondy Blog : Quels sont vos souvenirs de novembre 2005 ?
Jean-Manuel Simoes : J’avais beaucoup de travail en tant que photojournaliste. Énormément de commandes pour des magazines, en plus de mon travail personnel (depuis 2004, j’étais à fond sur Sarkozy). Et quand ça a pété le 27 octobre 2005, je me suis trouvé embarqué dans un train qui n’était pas le mien : l’Express m’a demandé de suivre les événements en « banlieues » (j’étais embauché sur d’autres sujets auparavant). J’ai donc suivi tous ces événements sous un angle photojournalistique.
Que connaissiez-vous, à cette époque, des quartiers populaires ?
Cela dépend de ce qu’on définit par « quartiers populaires ». Il en existe dans Paris. Et en « banlieues », beaucoup de quartiers ne sont pas du tout des quartiers populaires. Dès qu’on passe le périph, certains ont l’impression qu’ils vont tomber dans un coupe-gorge, alors que Saint-Cloud, Neuilly et Marnes-la-Coquette…
Personnellement, j’ai travaillé sur les quartiers populaires toute ma vie. Ou plutôt, sur les classes populaires, qui sont forcément regroupées dans des zones. J’ai commencé en 1996, à peu près. Mais j’ai toujours photographié les travailleurs ou les pauvres. Des gens qui correspondaient à ma propre culture. Puisque j’avais les codes pour entrer.
J’ai tout fait : du reportage sur les conditions de travail, sur la précarité, sur les phénomènes migratoires (qui existaient bien avant qu’on parle de migrations) : des gens qui venaient travailler en France et qui vivaient dans des conditions relevant du bidonville. Complètement exploités. Par la suite, j’ai essayé d’aborder la classe du pouvoir, des dominants. D’un point de vue extérieur.
Comment avez-vous perçu les révoltes sur le moment ?
Après la « dalle d’Argenteuil », le gamin qui s’est fait tuer à la cité des 4000, ça faisait un moment qu’on était dans ce champ sémantique de la provocation et de la stigmatisation d’une classe dans la France entière : la classe qui habite dans des secteurs géographiques défavorisés. Mais personne n’avait prévu cette dérive, qui a suivi la tragédie. Déjà, des étincelles s’étaient produites, mais qui ne s’étaient pas mélangées au tonneau de poudre.
Cela faisait un certain temps que je n’avais pas mis les pieds dans des secteurs comme Clichy ou Montfermeil. J’y étais allé avec une approche plus photojournalistique. Il ne faut pas oublier que la campagne de 2002 a eu pour thématique quasi exclusive : l’insécurité. Tous les photographes de presse ont travaillé sur ce thème pendant presque un an, parce qu’il fallait donner le sentiment d’insécurité à tout le monde pour l’élection de 2002. À titre indicatif, entre le 1er janvier et la date du premier tour en avril, il y a eu 1600 reportages sur ce thème en France, selon Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS.
Le sentiment d’insécurité, il a fallu le créer. Moi, je n’habite plus dans des quartiers populaires depuis très longtemps. En 2005, je m’y suis retrouvé projeté. Avec le sentiment de très mal faire mon travail. Et, accessoirement, que ça ne correspondait plus du tout à ce que ça avait été quand j’étais adolescent. C’est ce qui m’a donné envie de m’y remettre à fond. Après l’élection de Sarkozy, je me suis libéré du temps pour pouvoir m’y consacrer complètement.
La façon dont les journalistes abordent les quartiers populaires est toujours la même aujourd’hui. Des sociologues ont fait de très belles études sur leur manière de travailler. Les journalistes n’aiment pas les quartiers populaires. Quand ils y vont, comment font-ils ? Très simplement, ils accompagnent la police. Moi, j’accompagnais un rédacteur de L’Express. Au moment des événements, on était avec des pompiers, parce qu’on avait eu par hasard toutes les accréditations nécessaires. Nous avons aussi travaillé avec les ambulanciers et avec la police. Mais à aucun moment, nous n’avons travaillé avec les jeunes. J’avais le sentiment de travailler sur un épiphénomène.
À propos de ces jeunes, on a parlé d’émeutiers, de délinquants… Faut-il parler de « violences », de « révoltes » ou d’un autre mot ?
Oui, c’étaient des émeutiers. Ils l’assument complètement. Des « violences », il y en a bien évidemment, quand deux enfants sont morts. S’en prendre à des poubelles ou aux forces de l’ordre, oui, c’est de la violence. C’est une chose. Mais en tant que journalistes et photojournalistes, on était là pour constater une violence mais pas pour expliquer d’où elle venait (et c’était très peu gratifiant). C’est facile de dire que les CRS que j’accompagne sont en train de se prendre des pavés. Mais pourquoi cela survient-il ? Pourquoi mille voitures brûlent en un soir ? C’est tout de même un cri. Pourquoi faut-il en arriver à ce cri pour se faire entendre ?
Alors, était-ce une révolte ou une émeute ? C’est plutôt à ces jeunes eux-mêmes qu’il faudrait le demander. Quoi qu’il en soit, le mal-être était là, et depuis très longtemps. Parce que l’histoire des « banlieues » en France n’est pas un phénomène récent. Les grands ensembles ne représentaient pas une telle problématique sociale dans les années 1960. Le basculement, c’est 1981 lors du rodéo à Lyon, aux Minguettes. Mitterrand est au pouvoir. Il n’en demeure pas moins qu’en 1979 déjà et en 1980, deux rapports des renseignements généraux sortent (et sont enterrés), pointant du doigt un problème qui existe, là, dans les quartiers populaires.
Quelles seraient, selon vous, les trois priorités à aborder dans les « banlieues » ?
Que l’on cesse de considérer les habitants comme des gens à part. L’exclusion se fait dans le regard de l’autre. C’est sociétal. Et ça ne fait que s’accentuer. C’est la première priorité : ne pas porter un jugement sur les gens pour leurs origines sociales, ethniques, géographiques…
Respecter la charte de la République française : Liberté, Égalité, Fraternité. L’égalité, c’est un idéal certes. Mais il faut tendre vers lui, et non s’en éloigner. La liberté de travailler est censée être un droit. Je suis désolé, aujourd’hui le travail n’est plus un droit. C’est presque un luxe.
Le reste, ce sont des détails. Améliorer le logement, que tout le monde ait du travail… tout cela en découle logiquement. Si l’on travaille sur les valeurs fondamentales, les autres suivent automatiquement.
J’ai rencontré des gens extraordinaires, mais qui ne se sentent pas mis en valeur. Ce qui provoque un sentiment évident de frustration. C’est évident. Votre génération souffre beaucoup plus que la mienne. Et certains jeunes sont encore plus loin du centre que les autres. Or, comme en France tout est centralisé, plus on est proche du centre et plus on peut se servir. Donc, malheureusement, ceux qui sont loin sont un peu les derniers à se servir sur le gâteau.
Quel bilan tirez-vous de 35 ans de politique de la Ville ?
C’est difficile de porter un jugement sur la politique de la Ville, comme de la politique en général. Je pense que faire de la politique, c’est faire des arbitrages et que l’arbitrage se fait par un rapport de forces. Et que, malheureusement, les classes populaires ne sont rien dans ce rapport face au pouvoir politique, ce qui explique que ça ait explosé. Je ne veux pas dire qu’ils n’existent pas. Mais ils existent une fois tous les cinq ans, quand il faut aller voter.
Concernant la rénovation urbaine, aujourd’hui le pire ce n’est pas l’habitat public. C’est vrai que les HLM, les cités ont été rénovés. C’est l’habitat privé qui est le plus délabré. Ce sont les cités privées, les résidences. Je viens de faire un travail, sur les quatre dernières années, sur le Chêne pointu. Tous les dimanches, je suis allé faire du porte-à-porte. En demandant de faire un portrait des gens qui acceptaient d’être pris en photo. Les résidences, c’est le Bronx. 10 étages, les ascenseurs en panne. En cours de désamiantage, les gens habitent là, les gamins jouent dans le chantier avec des morceaux d’amiante. Personne ne publie ça.
Et puis, ce n’est pas le tout d’avoir une politique de la Ville qui modifie l’habitat. On sait très bien qu’un gamin qui vient d’Elisa Lemonnier à Clichy-sous-Bois ne va pas être jugé comme celui qui sort de Henri IV à Paris. Globalement, il faut qu’on modifie tous notre regard. Et je pense que les médias sont archi-responsables dans la façon dont on regarde ces habitants actuellement.
S’il y a une chose que mon expérience récente au Chêne Pointu m’a permis de comprendre, c’est qu’il ne faut pas juger. Pour moi, si le fait d’avoir du pognon ne rend pas coupable, ne pas en avoir ne rend pas non plus les gens parfaits. Mais les enfermer là-dedans fait qu’on porte un regard sur eux. Et ce regard devient immuable. Et on place un jugement sur quelqu’un. Il n’y a rien de pire que de porter un jugement.
Comment s’est passé ce projet d’aller photographier les habitants chez eux ?
Ça m’a pris beaucoup de temps. On est mal vus quand on arrive quelque part : on représente une machine. On passe soit pour un flic, soit pour un journaliste. Il faut trouver les mots et les discours. Mais la personne n’aura pas la même attitude selon qu’on la photographiera chez elle ou dans l’espace public.
ça ne peut se faire que le dimanche, parce que contrairement à ce qui se dit, les gens bossent en semaine. ça m’a pris quatre ans : je fais maximum quatre photos chaque dimanche. Parce qu’à chaque fois, quand on frappe à la porte, c’est « Venez, rentrez, prenez un café!…» Chaque fois, quand je rentrais, je n’avais plus faim.
J’ai photographié 10 % de la résidence du Chêne Pointu (1500 logements en tout). Je frappais à toutes les portes. Personnellement, si quelqu’un vient m’embêter le dimanche, quand je me repose avec ma fille, je ne suis pas sûr d’être très affable. Mais à Clichy, je ne me suis jamais fait agresser, alors que je ne connaissais personne.
Et puis, on tisse des liens. J’ai connu des gamins qui m’appellent dix ans après parce qu’ils viennent d’avoir un gamin. Je le photographie avec sa femme… On ne sait jamais où ça emmène, la photographie. Ce sont des expériences hyper riches, mais aucun journaliste ne peut les faire. J’aimerais bien continuer ce travail.
Quand je vais là-bas, je ne ressens pas du tout la même chose que ce que je lis dans les journaux. À titre personnel, je m’intéresse au fonctionnement de la photographie dans les médias. Sur les « banlieues ». L’intérêt est d’expliquer en images que ces gens-là sont comme nous. Qu’ils sont victimes, comme nous.
Vous êtes proche de vos sujets… qu’est-ce que ça vous permet de capter et d’exprimer ?
On ressent des choses quand on est à côté des gens. Et chaque photo matérialise une sensation bien particulière : ça peut être de l’amour, de la haine, du je-m’en-foutisme, de l’accueil… Je travaille à une distance entre un et trois mètres : si je suis trop loin, je ne ressens pas. Et quand on est trop près, on n’arrive plus à contextualiser la chose. Je ne suis pas quelqu’un qui photographie au téléobjectif. J’ai besoin d’être dans une proximité physique avec mon sujet. Cette proximité physique oblige à vivre aussi avec le sujet. Et l’on comprend mieux ce que vit l’autre. Il n’est pas obligé de tout me raconter : on vit en même temps, les mêmes choses.
Si vous avez une personne qui a faim et une autre qui mange un sandwich, la seconde ne comprendra jamais ce que c’est que la faim. Par contre, quand on a eu faim, on peut montrer en photo ce que c’est que la faim. D’avoir les mains qui tremblent parce qu’on a faim. D’avoir mal à la tête parce qu’on n’a rien mangé depuis deux jours. Quand la moindre odeur de bouffe vous rend complètement dingue. ça, on comprend. Il n’y a même plus besoin de l’expliquer, après. La photo, pour moi, c’est la matérialité des émotions.
Avez-vous l’impression de faire un travail plus approfondi et plus sérieux en tant qu’indépendant ?
C’est surtout une question de respect. J’essaye de m’adapter à mon environnement et d’apprendre. En arrivant dans une cité, je ne cherche pas à photographier ce qu’on voit dans tous les journaux (le deal de came, la bande de jeunes en train de faire des bêtises…). Je vais simplement photographier la vie des gens. Il y en a, c’est sûr, des dealers, ou des gens qui ont des pit-bulls. Mais à Paris aussi. On ne parle que des Noirs et des Arabes, mais je vois depuis quelques années beaucoup de Turcs, de Pakistanais, d’Indiens, d’Européens de l’Est… Il n’y a pas de frontières dans mon registre photographique.
Il faut arrêter de se focaliser sur cette espère d’angle journalistique où tout le monde traite la même chose (ce que Bourdieu appelait la « circularité de l’information » : comme personne ne connaît le terrain, tout le monde se contente de reprendre ce qui a déjà été écrit dans un autre journal). Ça a représenté une vraie difficulté pour moi. C’est très long d’effacer sa propre grille de lecture pour accepter ce qui se passe. Le problème, c’est d’arriver avec ses préjugés et de chercher à les conforter.
Une fois qu’on a passé ce cap-là, on peut commencer à engranger. Ça déroule tout seul. La seule problématique, c’est « que peut-on en faire ». Parce que, du coup, on ne répond plus aux formats de la presse, et ils n’intéressent personne. Du coup, comme on fait un travail neutre, on n’est plus du tout intéressant. Dès qu’on est dans la neutralité, on ne répond plus aux formats des médias. Car, contrairement aux journaux d’aujourd’hui, le but d’une photo est d’informer et d’interroger.
C’est plus facile de mentir que de dire la vérité. Si je veux gagner du fric, c’est très simple : j’adhère aux bobards. Là-bas, les mômes savent que je suis fauché. Le nombre de fois où ils m’ont payé à manger… Et le nombre de fois où ils m’ont dit : « si tu veux, on prend des armes en plastique, on met des cagoules, tu publies et on partage ! » Ils ne se rendent pas compte que ça peut les desservir. Ils savent que les photos qu’ils voient dans la presse, c’est complètement bidonné. Que la réalité, ce n’est pas ça. Mais ceux qui n’y vont pas ne le savent pas.
Pour l’expérience, j’ai demandé à une amie, iconographe en presse, de mettre des légendes sur mes photos. C’est hallucinant. Je ne lui expliquais pas ce que c’était. Le résultat n’a rien à voir avec la réalité de ce que j’ai pu photographier. C’est très instructif, je fais souvent des interventions là-dessus dans des universités américaines. C’est ce fameux décalage social qu’il y a aujourd’hui entre les journalistes et les classes populaires.
Regardez cette photo. Pour la presse, elle illustre parfaitement l’économie parallèle. Alors qu’en fait, ce sont des amis qui vont à un mariage.
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Sur la suivante, on est dimanche après-midi. L’homme, au milieu, vient dire aux jeunes : « arrêtez de faire les cons avec vos bécanes, mettez des casques ». Il n’est pas du tout en train de faire le prêche ! Les types se font engueuler, parce qu’ils font du bruit. Et ils étaient morts de rire dès qu’il a tourné le dos. Les dimanches après-midi, faute d’activités culturelles et de transports, les habitants des cités sont relégués dans leurs zones. Pour les jeunes, faire des roues arrières était déjà, de mon temps, une activité du dimanche après-midi.
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Que peut-on lire sur cette photo ? « Ah ! la violence des quartiers. » Non, c’est juste un type qui promène sa chienne. D’une gentillesse inimaginable, par ailleurs, et qui m’a offert à déjeuner un jour où j’avais faim et pas d’argent. Mais à part ça, il parait que ça tire dans tous les coins de rues du 93.
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Pour moi, cette photo, elle est dure. Très dure. On est dans un univers sinistré. La camionnette n’a plus de roues, le parking est délabré… Le mec passe quand même avec 25 kg de riz pour nourrir sa famille. Pour moi, la dureté de la vie, elle est là. Personne, à Paris, ne passe avec 25 kg de riz sur le dos. Puisqu’on a les moyens pour acheter 500 g ou 1 kg… Mais cette image-là n’attire pas l’attention. Il n’y a rien de sensationnel.
Et celle-là (ci-dessous), je l’ai prise au 7è étage d’un immeuble qui en compte 10. L’ascenceur est en panne. Quand faut descendre les ordures, c’est la galère. J’ai vu un type en fauteuil roulant, qui était porté par les mômes qui sont en bas, en train de dealer.
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Et la dernière a été prise en 2013, à 10 km de la capitale. Vous voyez le panneau « Chantier interdit-Amiante » ? Ces gamins vivent la porte en face du panneau, à 1 mètre.
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Aujourd’hui, il faut réveiller les gens, les interpeller sur tout. C’est hallucinant, la situation sociale dans laquelle on est. Les incohérences dans lesquelles on nous met. Il est absolument illogique que les gens bossent comme des dingues et n’arrivent pas à s’en sortir. On leur dit : « il va falloir bosser plus, il n’y a pas de boulot pour tout le monde ». Qu’est-ce que ça veut dire ? On ne tilte plus là-dessus. Des affiches, j’en ai fait des centaines. J’en ai collé dans les rues de Paris. J’ai vu la réaction des gens : ça marche ! Même si je n’ai pas les moyens d’en faire autant que je voudrais, je sais que ça fonctionne. D’ailleurs, la BNF a acheté toute la première partie de ce travail.
Propos recueillis par Louis Gohin
Exposé au festival de presse « Press’tiv@l » en Mayenne, il participera à une opération d’artistes de rue en soutien dans les campements de Calais, pour la journée mondiale des réfugiés les 17 et 18 décembre.
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