Chelles, 16 heures, avenue Gambetta, Sophian et Jimmy discutent aux abords du hall d’entrée d’une résidence :
« Wesh ! Guette la meuf. Grosse frappe ! »
« Mdrrrr nan mais laisse gros ! Je la connais, askip c’est une michto, elle habite dans mon bat »
« Ah le bourbier. Sah, igo, j’ai le seum là »
« Miskine ! »
Vous n’avez peut-être pas tout compris. Laissez-moi vous expliquer. Vous venez d’assister à une banale discussion entre deux jeunes, portant sur une fille qui passait devant leur résidence. Si la manière de s’exprimer n’est pas des plus grammaticalement correct, elle n’est cependant pas dénuée de tout sens.
Traduction :
« Regarde cette fille ! Quelle beauté ! »
« Abandonne cette idée, mon ami. Je la connais, il paraît que c’est une fille aux mœurs légères. Elle réside dans mon immeuble »
« Zut ! Je suis déçu… »
« Le pauvre homme ! »
Aujourd’hui, il suffit souvent de fréquenter les réseaux sociaux, de tendre l’oreille dans le RER ou encore d’écouter les morceaux de rap du moment pour connaître ce type de langage, souvent employé par une grosse partie de la jeunesse des quartiers. Un argot qui s’est largement démocratisé, permettant d’enrichir la langue française ces trente dernières années.
Immersion dans le langage qui court les villes, les banlieues et leurs rues
Dans Les mots du bitume – de Rabelais aux rappeurs, petit dictionnaire de la langue de la rue, la journaliste et linguiste Aurore Vincenti s’est prêté à une analyse, un décryptage et une recherche détaillée sur la provenance de ces nouveaux mots. Ainsi, il est intéressant de découvrir la définition de mots que j’utilise moi-même souvent avec mes amis mais sans connaître leur origine. Par exemple, kiffer (aimer, ndlr) vient du haschisch : « En arabe, kef décrit un état de béatitude comparable à celui dans lequel peut mettre la drogue ».
Toutefois, certaines définitions proposées dans le dico ne sont pas forcément correctes ou ne correspondent pas à l’usage que l’on en fait dans la rue. Revenons au dialogue entre Sophian et Jimmy. Qu’est-ce qu’une frappe ? Dans la discussion, il n’y a bien entendu aucun rapport avec une frappe dans un ballon ou dans un sac de boxe. Selon l’auteure, une frappe serait un mot polysémique pouvant se traduire par « la résine de cannabis » ou la locution « c’est génial ». Ce qui est partiellement vrai : si la première définition est exacte, la seconde est tout bonnement erronée. Aujourd’hui, le terme frappe est principalement admis pour qualifier une personne que l’on trouve particulièrement attirante. Si d’emblée cela peut paraître péjoratif, ce n’est pourtant pas le cas. C’est un compliment et non une insulte ou un manque de respect vis-à-vis de la personne à qui la remarque est adressée.
Aight, Chiller, Swag… des mots déjà obsolètes
D’autres expressions présentes dans le dictionnaire sont déjà largement dépassées voire complétement ringardes. Ainsi, vous n’entendrez jamais les mots Aight, qui signifierait « tout va bien », Chiller qui équivaut à « se détendre », ou encore Swag qui veut dire « stylé », dans la bouche d’un adolescent. En revanche, vous pourrez plus facilement les retrouver, avec entre autres les termes à oilp’, izi, peussa… dans la bouche des trentenaires et plus. Preuve d’une langue éphémère et en perpétuelle construction.
Au fil des pages, on découvre également la force des influences étrangères sur notre langage courant. Exemple concret avec Al’batar, contraction de « Ah » et « le bâtard » ! Quand on s’y penche de plus près, on constate que le mot reflète un mélange de l’arabe Al (nom désignant l’appartenance familiale) et du français bâtard (personne née hors de la norme du mariage). Selon Aurore Vincenti, « l’appellation bâtard perd presque totalement sa connotation péjorative ». On décèle même dans l’interjection une pointe d’humour et d’admiration. Pour illustrer la définition, l’auteure raconte une anecdote : Paul Mollon-Deschamps, 68 ans, retraité, traverse la place de la Bourse à Paris. Sur un des côtés du palais Brongniart, se déroule un match de football entre des adolescents. L’un d’eux se démarque par un geste talentueux. Il est aussitôt acclamé par un de ses adversaires d’un « Al’batar ! »
Dans Les mots du bitume, Aurore Vincenti parvient, avec beaucoup d’humour, à redonner ses lettres de noblesse aux plus belles pépites de notre vocabulaire contemporain, un parler souvent dévalorisé, ici sublimé.
Sur ce, je vous laisse, j’ai foot au tiekson (quartier) avec les srab (amis). À la prochaine maggle (ma gueule) !
Amine HABERT