Replacer le R&B au sein de l’histoire de la musique en France. C’est la mission qu’a investie Rhoda Tchokokam, l’autrice de “Sensibles : une histoire du R&B français”, paru aux éditions Audimat en mai dernier.
Ce livre, une ode au R&B français, nous présente notamment le “New Jack Swing”, premier genre R&B à s’être implanté en France. Au fil des pages, il est difficile de ne pas avoir envie de se replonger dans les chansons de K-Reen, Wallen ou encore Leslie.
Pour redonner ses lettres de noblesses à ce style musical souvent minoré, Rhoda Tchokokam revient sur ses grandes périodes, ses acteur·rices ainsi que leur visibilité et les thématiques soulevées dans leurs chansons. Rencontre.
Comment as-tu eu l’idée d’écrire ce livre et pourquoi c’était important de le faire ?
Tout a commencé lors du festival des siestes électroniques qui a eu lieu à Pantin, en 2021. La maison d’édition Audimat m’a proposé d’y participer en revenant sur l’histoire du R&B français. Avec Etienne Menu, journaliste, nous passions des titres et les commentions. Et nous nous sommes rendu compte qu’il y avait beaucoup de choses à dire !
Audimat m’a ensuite proposé d’écrire un livre à ce sujet. Et puis, très rapidement, on s’est aperçu du manque de ressources. En 30 ans d’existence, le R&B français ne disposait pas vraiment de ressources écrites, il y a seulement eu quelques documentaires et l’article de Karima Ramdani que je cite dans mon livre.
C’était donc important de poser les “fondations” de ce mouvement et de comprendre pourquoi il n’a pas eu la même trajectoire “glorieuse” que le hip-hop en France. C’est pourtant un style de musique qui a émergé à peu près en même temps et le hip-hop a été très lié à ce genre. Le fait de laisser une trace est un aspect très important dans mon travail. Je voulais également le faire pour pouvoir créer des archives.
Peux-tu revenir sur l’histoire du R&B français en quelques moments clés ?
Ça commence au début des années 90 avec la sortie du premier single du groupe N’GROOVE basé à Vitry-sur-Seine. Plusieurs artistes émergent au même moment comme K-Reen, Melaaz ou encore Tribal Jam. Il y a aussi les sorties des premières compilations de R&B français “Sensitive” et de rap français “Rapattitude”.
La période 1997-2001 est une période en or, il y a beaucoup d’albums et de singles qui sortent
Ensuite, je dirais l’année 1995 avec la sortie de “Dieu m’a donné la foi”, considéré comme le premier succès retentissant estampillé R&B français. La période 1997-2001 est une période en or, il y a beaucoup d’albums et de singles qui sortent notamment en 1998 avec les deux compilations : “24 carats” et “Indigo”. K-Reen fait aussi pas mal de featurings avec des rappeurs, il y a donc cette idée que le rap et le R&B peuvent collaborer.
Au même moment, le premier album du groupe Poetic Lover est un énorme succès et marque le début de la visibilité du R&B à la télé. De 2000 à 2005, on assiste à l’émergence de Leslie, Willy Denzey, Matt Pokora ou encore Amel Bent qui sont des artistes à succès et qui proviennent de télé-crochets. Le profil des artistes évolue un peu, ce ne sont plus des artistes qui débutent dans les MJC en banlieues, mais plutôt des artistes remarquées sur des programmes comme “Graines de star” ou “la Nouvelle Star”
Ensuite, de 2007 à 2019, c’est une période de gros ralentissement. Il y a quand même quelques artistes qui sortent des titres comme Monsieur Nov. C’est aussi un moment où les artistes arrivent d’internet, donc il y a le développement de plateformes comme Soundcloud. Et enfin, depuis deux, trois ans, il y a une grosse scène indépendante de R&B français qui s’installe. Surtout, il y a des artistes grand public qui revendiquent l’influence du R&B dans leur musique comme Aya Nakamura ou Dadju.
Tu dis que la première chanteuse française à avoir eu un succès grand public dans le R&B est Ophélie Winter. Pourquoi ?
Je pense que ça s’explique principalement par sa position. C’était une artiste de R&B, mais aussi une personnalité connue du grand public. Elle passait à la télévision et au moment où elle décide de se lancer dans le R&B, elle bénéficie d’une visibilité que les pionniers qui ont commencé au début des années 90 n’ont pas. Je pense que ce qu’elle représente dans l’imaginaire collectif français joue un rôle.
Les premiers artistes qui font du R&B français sont souvent des artistes noirs issus de banlieues parisiennes
Les premiers artistes qui font du R&B français, ce sont souvent des artistes noirs issus de banlieues parisiennes. Elle, elle arrive, c’est une jeune femme blonde, grande, aux yeux bleus qui vient de Neuilly-sur-Seine et qui est déjà à la télévision. Je pense qu’elle incarnait un peu le modèle parfait de l’artiste qui peut parler au grand public français qui était en grande majorité blanc. Au-delà de ça, elle fait une musique qui est bien produite, elle s’entoure de bons producteurs.
Penses-tu que son succès a “invisibilisé” celui des artistes noirs déjà présents dans le milieu ?
Plusieurs artistes avec qui j’ai discuté pour le livre me disaient qu’ils ne pouvaient pas forcément lui en vouloir. Quand il y a eu le succès commercial de “Dieu m’a donné la foi” et qu’elle a dit ouvertement qu’elle faisait du R&B, les maisons de disques ont compris que c’était une opportunité et qu’il fallait s’y mettre. Durant des entretiens, on m’a dit qu’il y avait une artiste de R&B noire dont la maison de disque aurait décidé de décaler la sortie de son album pour laisser un boulevard à Ophélie Winter.
Dans ce cas-là précis, on pourrait dire qu’il y a eu une invisibilisation. Et puis, les artistes qui sont arrivés ensuite n’ont pas forcément bénéficier du même succès, à part G-Squad qui sont produits par les producteurs d’Ophélie Winter ou encore Larusso, des artistes majoritairement blancs qui produisent un son similaire à celui d’Ophélie Winter. Et Ophélie a intégré la troupe des Enfoirés, elle était validée par l’industrie musicale française alors que les artistes qui émergent après comme K-Reen par exemple ne vont jamais avoir cette opportunité-là.
Il y a aussi la question des maisons de disque qui se sont mises à produire des artistes estampillés R&B sans avoir les structures nécessaires pour pouvoir les accueillir. Les artistes se retrouvent alors avec des équipes qui font plutôt du rock et qui ne comprennent pas vraiment le R&B, leurs projets “pourrissent” dans certaines maisons disques parce qu’elles ne savent pas quoi en faire.
En quoi les MJC ont joué un rôle central dans la vie des artistes R&B ?
Quand j’ai commencé à travailler sur ce livre, une question revenait beaucoup : pourquoi les artistes avaient choisi de faire du R&B ? Il faut savoir que les pionniers du genre en France viennent du hip-hop, ils étaient soit rappeurs, DJ ou encore danseurs et à un moment donné, ils ont décidé de faire du “New Jack Swing”. Je me suis demandée pourquoi ? Et aussi à quel moment ils ont eu la possibilité de travailler et de se former ?
Je fais un lien avec les “fêtes du loyer” créées aux États-Unis dans les années 20 dans des quartiers plutôt populaires des villes du Nord
Dans les entretiens avec les artistes, ce qui revenait régulièrement c’étaient les MJC. Il y avait des programmes qui permettaient d’avoir accès à des micros, de pouvoir faire des sortes de Battles, etc. Moi, je fais un lien avec les “fêtes du loyer” créées aux États-Unis dans les années 20 dans des quartiers plutôt populaires des villes du nord. Des afro-américains qui venaient de s’installer pour travailler se rassemblaient, ils avaient besoin de recréer des espaces culturels qu’ils avaient dans le Sud. C’était à la fois des fêtes pour se retrouver et danser et une manière de récolter de l’argent pour payer son loyer. Je pense que certains pionniers du genre qui grandissent en banlieues parisiennes savent que ce sont des espaces où ils peuvent s’exprimer et avoir accès à du matériel.
Pourquoi les premiers artistes R&B sont majoritairement issus de banlieues ?
Je pense qu’il y a plusieurs réponses à ça, la plus simple, c’est que le R&B ou même le hip-hop, ce sont des musiques noires. Je pense que ce sont des musiques dans lesquelles les jeunes de l’époque, en tout cas la génération d’enfants d’immigrés nés dans les années 70 en région parisienne, peuvent s’identifier. Ils ne se voyaient pas faire les mêmes musiques que celles écoutées par leurs parents qui étaient le zouk ou les musiques africaines par exemple. C’était aussi une musique qui s’adressait directement à leur condition de jeunes vivant dans des zones dites “urbaines”.
Propos recueillis par Noujoud Rejbi
Photo ©SalwaHilali