Suite à la publication de notre contre-enquête concernant le reportage de France 2 sur un bar PMU de Sevran, la chaîne a enfin communiqué ce jeudi 16 mars. Elle affirme que « les règles déontologiques ont été respectées » et « renouvelle son soutien aux équipes de la rédaction« . Pourtant, plusieurs journalistes de France 2 s’interrogent sur les conditions de tournage du reportage, d’autres expriment des réserves. Des questions que nous partageons.
Il y a une semaine jour pour jour, nous publions notre contre-enquête sur le bar PMU de Sevran. L’établissement avait été l’objet d’une séquence d’1 minute 25 dans un reportage du journal télévisé de 20h de France 2 du 7 décembre 2016. Par le moyen d’une caméra cachée réalisée par deux militantes de la Brigade des mères, l’établissement y était décrit comme « un bar où il n’y a que des hommes ». La journaliste, auteure du reportage, ajoute dans son commentaire : « Aller dans un bar, ici, c’est braver un interdit pour une femme« . Ou bien encore : « Pourquoi les hommes rejettent-ils les femmes ? Un problème de tradition, de culture mais aussi de religion, selon ces militantes ».
Pourtant, notre contre-enquête sur cet établissement, où nous nous sommes rendus à quatre reprises, pendant plusieurs heures à chaque fois, prouvait, témoignages et photos à l’appui, que le bar PMU en question accueille bien des femmes, dont plusieurs sont des clientes fidèles depuis des années.
Depuis la publication de notre contre-enquête, nous avons recontacté France 2. Jeudi 16 mars, nous devions échanger au téléphone avec le service de communication pour enfin poser nos questions. A la place, nous avons reçu le communiqué suivant:
Une position qui rejoint celle du médiateur de l’information de France 2, Nicolas Jacobs. Dans une réponse à un téléspectateur qui fait suite à la publication de notre contre-enquête et que nous nous sommes procurés, le médiateur écrit ceci :
De nombreuses questions toujours sans réponse
La direction de l’information de France 2 indique que « les règles de déontologie ont été respectées ». Le médiateur parle de « vérifications ». Qu’est-ce que cela signifie ? Que la direction de l’information de France 2 a visionné l’ensemble des rushs ? Qu’elle a reçu la journaliste et les équipes ayant signé le sujet ainsi que les rédacteurs en chef l’ayant validé ? Nous n’en savons pas plus, malgré notre relance. Nos questions sur ce reportage sont donc sans réponses. Les voici :
1 – Pourquoi la journaliste n’a pas réalisé, elle-même, cette caméra cachée dans ce bar PMU de Sevran ?
2 – Pourquoi cette caméra cachée de France 2 a été réalisée par deux militantes dont les discours et les positions sont considérés comme stigmatisants par bon nombre d’habitants de Sevran ?
3 – France 2 a-t-elle conscience qu’en confiant cette caméra cachée à ces militantes décriées et critiquées, elle créerait un biais qui orienterait le résultat ?
4 – Pourquoi, une fois la caméra cachée réalisée, la journaliste n’a pas cherché des explications auprès du patron du bar PMU sur les propos d’un de ses clients ? Le patron affirme que la journaliste ne l’a jamais interrogé et ne s’est jamais rendu dans son café. Les explications du propriétaire auraient dû pourtant apparaître dans le reportage pour le respect du contradictoire.
5 – Le patron et les clients de l’établissement affirment catégoriquement que la journaliste n’est jamais venue dans le bar incriminé. Pour quelles raisons n’est-elle pas allée vérifier par elle-même ? Elle y aurait rencontré des femmes clientes, plusieurs fidèles depuis plusieurs années contredisant en tout point l’affirmation selon laquelle dans ce bar « les hommes rejettent les femmes ». Des clientes que par ailleurs un journaliste de Complément d’enquête a lui-même rencontré comme indiqué dans notre contre-enquête.
6 -Pourquoi la journaliste dit-elle à 1’03 » du reportage : « le patron du bar n’a pas envie de discuter » alors que ce n’est pas le patron qui parle à ce moment-là ?
7 – Le patron affirme avoir proposé aux deux militantes de s’asseoir et de consommer juste après leur entrée dans l’établissement et ce, avant l’altercation entre Nadia Remadna et l’un des clients diffusée par France 2. Si cette proposition du patron du bar figure bien dans le rush de la caméra cachée, pourquoi n’a-t-elle pas été gardée au montage ? Car si ces propos ont bien été tenus, ils contredisent, là aussi, la conclusion de la journaliste selon laquelle « aller dans un bar, ici, c’est braver un interdit pour une femme« .
8 – Dans son commentaire, la journaliste dit : « Pourquoi les hommes rejettent-ils les femmes ? Un problème de culture, de tradition mais aussi de religion, selon ces militantes ». Sans le nommer expressément, c’est l’islam qui est visé, ici, comme religion puisque ceci est confirmé par la réponse donnée par les deux militantes. Comment la journaliste peut-elle lier son reportage à l’islam alors que cette religion proscrit l’alcool et les jeux de grattage pourtant vendus dans le bar en question comme montré dans notre contre-enquête ?
9 – France 2 a-t-elle conscience que la séquence du reportage en question tire des conclusions générales ne se basant pourtant que sur une seule caméra cachée qui n’a pas été réalisée par la journaliste elle-même, sur des propos tenus par un seul client et surtout, semble-t-il, sur aucun travail de vérification par ses soins dans ce bar ?
10 – France 2 a-t-elle conscience de la stigmatisation que son sujet a fait peser sur le propriétaire de cet établissement de Sevran (il a reçu une menace de mort, a perdu du chiffre d’affaires, souffre d’insomnies depuis la diffusion), sa famille, ses clients et clientes au vu des nombreuses réactions et commentaires négatifs dans la presse et les récupérations politiques dans le cadre de la campagne électorale notamment ?
Des interrogations « essentielles » et « légitimes« , selon des journalistes de France 2
Certaines de ces questions, plusieurs journalistes de la rédaction de France 2 que nous avons contactés se les posent aussi, des interrogations « essentielles » et « légitimes » disent plusieurs d’entre eux. « Il y a un débat, nous nous interrogeons. Il y a eu plusieurs jours de montage pour ce reportage, cela veut dire qu’il y avait conscience que le sujet était sensible. Est-ce que la caméra cachée a été utilisée à bon escient ? Est-ce qu’en amont le sujet a été bien préparé, réfléchi ? Toutes ces questions, nous nous les posons », nous dit un journaliste. Plusieurs confrères remettent en question la méthode, comme cette reporter qui estime que « la caméra cachée ne se suffisait pas à elle-même, la journaliste aurait dû aller vérifier sur place, recouper les informations et interviewer les gens concernés ». Un autre journaliste n’hésite pas à pointer la « malhonnêteté du reportage ».
Nassira EL MOADDEM
Crédit photo : Frédéric BERGEAU