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Elle le décrit comme un homme de petite taille, au crâne dégarni, qui ne regarde jamais dans les yeux, mais toujours les seins ou les parties intimes. Myriam dit avoir vécu « des moments d’angoisse » avec cet homme. Lorsque, en mars 2017, elle est orientée par le 115 (numéro d’urgence pour les personnes sans abri) dans cet hôtel parisien pour y être hébergée avec ses deux enfants, le propriétaire se montre d’abord « accueillant et souriant ». Mais rapidement, les choses dégénèrent.

L’homme devient agressif, menace de « casser la gueule de [s]on fils », entre dans sa chambre sans toquer lorsqu’elle est seule. « Il disait qu’il avait le droit, qu’il était chez lui. J’avais l’impression qu’il essayait de nous faire peur, de nous montrer son pouvoir. » Quand Myriam demande à changer de chambre parce que la sienne est infestée de rats, la mécanique du chantage se met en place : « Il disait : “Si tu veux changer de chambre, tu sais ce qu’il faut faire : tu me donnes, je te donne.” Je n’avais qu’une envie, c’était de partir. » Myriam ne cède pas et prend l’habitude de mettre sa clé en travers de la serrure pour l’empêcher d’entrer.

On finance des marchands de sommeil doublés de harceleurs avec de l’argent public !

Elle se confie aussi à son assistant social de l’époque. Sur ses conseils, Myriam se rend à la police pour déposer une main courante. Contacté, Simon Le Coeur confirme. « J’ai eu plusieurs fois affaire à des cas de harcèlement sexiste et sexuel. Ce sont des choses qu’on retrouve assez souvent lors des prises en charge hôtelières. C’est le patriarcat dans toute sa splendeur : des hommes qui ont l’ascendant sur des femmes sans papiers et sans ressources », expose celui qui est aussi secrétaire général de la CGT du Centre d’Action Sociale de la Ville de Paris.

Pour lui, ces violences sont une preuve supplémentaire de l’absurdité du recours massif aux hôtels de tourisme pour l’hébergement d’urgence : « On finance des marchands de sommeil doublés de harceleurs avec de l’argent public ! Pour faire vivre des familles dans 12 mètres carrés… C’est l’enfer ! »

Après la police, Myriam prévient le 115 (géré à Paris par le Samusocial). « Ils ont envoyé quelqu’un parler à toutes les habitantes de l’hôtel et m’ont conseillé de porter plainte. » Contacté, le Samusocial confirme et indique que lors d’une visite à l’hôtel, une autre famille a évoqué des remarques déplacées de la part du gérant et que celle-ci aurait également déposé une main courante en janvier 2020.

Malgré les deux mains courantes, « la mise en place du confinement en mars 2020 n’a pas permis au Samusocial de convoquer l’hôtelier dans la foulée », expose son service de communication. Pour seule suite, l’organisation assure avoir mis en place « une veille accrue sur l’établissement » et indique qu’aucun autre signalement n’aurait été recueilli depuis 2020.

Lors de la visite du Samusocial, Myriam demande à changer d’hôtel. « On ne dormait pas la nuit. Ma fille grandissait, elle risquait de se faire harceler à son tour. Et ça, c’était hors de question ! » La famille est finalement transférée dans un hôtel du XIIIᵉ arrondissement. « Mais les autres femmes, elles, ont continué de subir son comportement », déplore cette mère de famille qui a quitté la Tunisie pour « fuir [s]on mari » en 2016.

On est vulnérables. Lui, il a de l’argent, et nous on n’a rien. Lui, il est français, et nous on n’est rien

Malgré le tabou, dans les couloirs de l’hôtel, les femmes discutent entre elles. La voisine de Myriam lui confie qu’un soir, le gérant est entré dans sa chambre avec un ami à lui. Vivant aujourd’hui dans un logement social, Silvana* confirme : « Il était 2 heures du matin, ils étaient un peu bourrés. Il a dit qu’il était avec quelqu’un de la préfecture pour lui montrer les travaux… » Une autre fois, elle lui raconte qu’il est entré dans son lit. Malgré ça, Silvana passera cinq années de sa vie dans cet hôtel.

Myriam recueille aussi les confidences d’une autre femme, la vingtaine, qui garde parfois ses enfants. Un soir, il serait entré dans sa douche, en retirant ses vêtements. « Elle a crié et a prévenu le 115. Le soir même, elle a été changée d’hôtel. » À chacune, Myriam conseille de se rendre à la police, mais elle comprend qu’aucune ne l’ait fait : « Le problème, c’est qu’on n’a pas de maris, pas de papiers. On est vulnérables. Lui, il a de l’argent, et nous on n’a rien. Lui, il est français, et nous on n’est rien. »

Comme je ne voulais pas coucher avec lui, il a repris les clés de ma chambre et m’a dit de partir

Comme la plupart des femmes rencontrées, Lisa* a choisi de se taire à l’époque des faits. La quadragénaire a passé quatre ans et demi dans différents hôtels d’Île-de-France, jusqu’en 2011. « J’ai su me taire, mais croyez-moi, certains gérants se permettent des choses graves. »

À Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), Lisa affirme avoir subi du chantage de la part de l’hôtelier. « J’ai refusé plusieurs fois de coucher avec lui. Un jour, il m’a dit qu’il avait un meilleur hôtel et qu’il allait m’y emmener. Au lieu de ça, il a pris sa voiture et m’a conduit dans un hôtel miteux. Il m’a clairement piégée parce que je l’avais repoussé. » Quelques mois plus tôt, c’est un autre gérant qui tentait de profiter d’elle : « Il était venu dans ma chambre un jour et s’était enfermé avec moi. Comme je ne voulais pas coucher avec lui, il a repris les clés de ma chambre et m’a dit de partir. »

Des adolescentes victimes d’un système de prédation

Les histoires de Myriam, Lisa ou Silvana n’étonnent pas la sociologue Armelle Andro. Autrice de nombreux articles sur la sexualité, elle décrit le phénomène des violences sexuelles dans les hôtels comme un « problème systémique ». Entre 2017 et 2018, la chercheuse a participé à la réalisation d’une enquête auprès des femmes hébergées dans les hôtels d’Île-de-France, avec le Centre de recherche de l’institut démographique de l’Université Paris 1 et l’Observatoire du Samusocial de Paris.

« À l’époque, la problématique soulevée par le Samusocial était de dire : les femmes dans les hôtels ont trop d’enfants, comment faciliter leur accès à la contraception ? », relate celle qui propose d’élargir l’enquête aux questions de santé et de violences sexuelles. Avec une équipe, elle se rend durant quatre mois dans des hôtels en Essonne, Seine-et-Marne et Seine-Saint-Denis, à la rencontre de près de cinq cents femmes.

Des questionnaires sont distribués, des entretiens conduits en plusieurs langues. Parmi les femmes interrogées, 4 %, soit une vingtaine de femmes, rapportent des violences perpétrées par des hôteliers ou des résidents durant leur passage au 115. « Globalement, les femmes vivant dans les hôtels sont nombreuses à avoir dû fournir des services sexuels au cours de leur vie parce qu’elles n’ont pas eu le choix, souvent contre une protection ou de l’argent. Elles sont aussi nombreuses à avoir été victimes d’agressions et de violences sexuelles », déplore Armelle Andro.

On est sur des problématiques de prostitutions et de traite d’êtres humains dans des lieux financés par l’État

Dans certains hôtels, l’équipe d’enquête découvre que des familles prises en charge par le 115 vivent parfois dans des lieux de passes : le Samusocial occupe les étages tandis que les chambres du rez-de-chaussée servent à la prostitution. « Dans ces circonstances, c’est évident que si une famille du Samusocial a des problèmes financiers, l’hôtelier va lui dire : “J’ai une solution pour toi.” On est sur des problématiques de prostitution et de traite d’êtres humains dans des lieux financés par l’État, c’est un scandale », dénonce la sociologue.

Mais à ses yeux, de telles dérives n’ont rien de surprenant. « C’est un système complètement dingue. On met des femmes qui cumulent des facteurs de vulnérabilité face à des hommes, des hôteliers, des gérants, des gardiens… C’est évident qu’il va y avoir du chantage ! » Certaines fois, ce sont des mineures qui sont visées : « Ils vont dire : “Elle est mignonne votre fille, mais vous avez fait du bruit hier soir…” Puis, ils vont leur faire comprendre qu’ils peuvent appeler le Samusocial pour les faire virer. » Les adolescentes deviennent ainsi les cibles de ce système de prédation.

« C’est fréquent que les mineures soient victimes de ces chantages sexuels », affirme Zelda, qui travaille à Utopia 56, l’association de défense des droits des personnes en situation d’exil. Elle se souvient d’une jeune fille, prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) des Yvelines et hébergée en hôtel.

À l’instant où elle voit son statut de mineure rejeté, elle doit libérer la chambre. « À ce moment-là, l’hôtelier lui a dit qu’elle pouvait rester en échange de rapports sexuels », relate Zelda. Le 6 janvier, Médecins sans frontières (MSF), informé, transmet une information préoccupante à l’ASE et un signalement au parquet. L’association n’a pas été recontactée depuis. « La jeune fille avait peur qu’[une plainte] mette en péril ses démarches de régularisation. Déjà, porter plainte pour les femmes françaises, c’est compliqué, alors pour les femmes sans papiers… », souligne Zelda.

Le dilemme du 115

Mais rares sont les acteurs de terrain qui s’expriment sur le sujet. « Même si l’on entend régulièrement dire que des femmes hébergées en hôtel ont pu être victimes de chantage, nous n’avons jamais eu de témoignages concrets ou de plaintes sur le sujet », déclare par exemple le Secours catholique. « Ces histoires de chantage sexuel, on en entend souvent parler sur les campements. Certaines femmes sont réticentes à l’idée d’être mises à l’abri par le 115, donc ça met à mal tout le système », poursuit Zelda.

L’omerta qui règne rend leur protection d’autant plus compliquée. Interrogé, le service communication du Samusocial et de l’opérateur qui gère le parc hôtelier en Île-de-France (Delta) affirme « prendre en compte toute difficulté signalée par une personne hébergée à l’hôtel ». Des équipes se déplacent dans les hôtels et « si la responsabilité de l’hôtelier est mise en cause, [elles] romp[ent] [leur] relation avec lui ». Pour ce qui est de l’établissement parisien dénoncé par Myriam au 115, il continue, six ans plus tard, d’accueillir des femmes avec enfants.

S’ils se mettent à fermer l’hôtel au premier signalement, ils vont se retrouver à perdre plus de la moitié de leurs hôtels

Comme nous l’avons raconté ici et , l’hébergement d’urgence est en crise. Alors, face à ces récits de chantage, le 115 se retrouve face à un dilemme : continuer d’héberger des femmes dans ces hôtels au risque qu’elles subissent des violences ou les laisser dans la rue. « S’ils se mettent à fermer l’hôtel au premier signalement, ils vont se retrouver à perdre plus de la moitié de leurs hôtels, résume Armelle Andro. Donc, ils se contentent de dire que des travailleurs sociaux passent vérifier sur place. Mais les hôteliers font le ménage avant… »

En 2019, lorsque les résultats de l’enquête ont été remis à tous les financeurs, Armelle Andro a été auditionnée à l’Assemblée nationale. « J’aurais balancé un caillou dans un puits, c’était pareil. Des élus, des responsables associatifs disaient : “Oui, oui, mais le mieux ça aurait été qu’elles ne soient pas venues en France.” » Pour les dirigeants, résume-t-elle, amère, « il y a toujours cette idée que c’est déjà bien qu’elles aient un toit ».

Margaux Dzuilka et Névil Gagnepain 

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