Alors que le Pape François entame une visite officielle à la rencontre des peuples autochtones du Canada du 24 au 30 juillet 2022, le pays a entamé des démarches pour tenter de guérir les plaies. Depuis les années 1990, la justice canadienne a intégré plusieurs outils issus des cultures autochtones dans l’espoir d’endiguer la sur-représentation des premiers peuples dans les prisons fédérales. Des réformes jugées encore trop irrégulières et qui occultent souvent les droits fondamentaux des peuples autochtones. Entretien avec Adéline Basile, étudiante en droit à l’université d’Ottawa et vice-cheffe de la Première nation Ekuanitshit.
BB : Vous avez récemment été élue au sein du conseil de votre communauté. Quelles sont vos missions?
Je me suis présentée à la dernière élection en septembre dernier, et comme j’ai obtenu le plus grand nombre de votes, automatiquement, je suis devenue la vice-cheffe de la communauté Ekuanitshit qui est située au Nord-Est du Québec.
Il y a 35 dossiers politiques que l’on doit se partager entre membres élus. On m’a attribué ceux avec lesquels j’étais le plus à l’aise, tout en veillant à ce qu’il n’y ait pas de conflit d’intérêt. Par exemple, un enseignant en Culture innu, qui fait également partie du Conseil, ne peut pas s’occuper des sujets en lien avec l’éducation conformément à cette règle. On m’a dévolu les dossiers de la culture et la langue innu, la politique des femmes, la justice ainsi que le développement économique.
Quelles différences y’a-t-il avec le fonctionnement politique des autres premières nations ?
Ce qui nous différencie des principales autres communautés, c’est qu’il ne s’agit pas d’une fonction rémunérée. Nous recevons des honoraires chaque mois, mais qui sont loin de suffire à subvenir à nos besoins. Nous devons travailler à côté.
Actuellement étudiante en droit, est-ce que vous pourrez assumer ces responsabilités ?
A 54 ans, je suis toujours sur les bancs de l’école ! Je viens de terminer ma seconde année en droit civil à l’Université d’Ottawa. A cause de la pandémie, j’ai pu jusqu’à présent siéger au Conseil tout en continuant d’étudier à distance, car l’un des critères pour être élue est de vivre au sein du village d’Ekuanitshit -également connu sous le nom de Mingan.
L’année prochaine, les cours en présentiel reprennent. J’ai pris le temps d’y réfléchir mais j’ai finalement pris ma décision : je prendrai une année sabbatique. Pour cette deuxième année de mandat qui débutera en septembre, ma priorité demeurera celle de travailler à temps plein pour les besoins de ma communauté. Il faut faire avancer ces dossiers politiques pour que chacun puisse connaître ses droits.
Il y a des articles de loi qui sont à l’opposé de nos convictions.
En 1999, la Cour Suprême du Canada a décrété dans un arrêt nommé «Gladue» que la prison devait être l’ultime recours pour les condamnés autochtones et que les alternatives à l’enfermement devaient être privilégiées. En 2016, pourtant, 26% des détenus sont Autochtones. Chez les femmes, le chiffre grimpe à près de 40%. Y a-t-il vraiment eu un avant et un après l’arrêt Gladue ?
Suite à cette décision de la Cour Suprême, un inculpé autochtone peut demander à ce qu’un rapport Gladue soit effectué par la Cour. Ce rapport est le seul moyen pour que le juge considère les aspects historiques de la communauté dont fait partie l’inculpé et le contexte économique dans lequel il vit. L’étude de ce rapport allège parfois la peine ou présente une alternative à l’enfermement plutôt que le simple placement dans une cellule. Cela permet de désengorger le système pénal, mais pas suffisamment.
Personnellement, mon neveu s’est fait arrêté un soir alors qu’il allait acheter du lait à l’épicerie. Il a été emmené par les policiers. Nous avons appris par la suite que les policiers s’étaient trompé de suspect.
Il y a un profilage racial qui ne devrait pas exister. C’est pour cela, entre autres, que les chiffres concernant l’incarcération des Autochtones ne baissent pas.
Par ailleurs, le rapport Gladue n’est pas appliqué dans tout le pays. Je constate que le rapport est plus souvent utilisé chez les autres communauté Inuites. Alors que chez nous, on n’y est encore très loin. Les membres de ma communauté n’en n’ont jamais entendu parler. Les notions juridiques ne sont pas véhiculées et donc, ne sont pas autant appliquées. Il y a du travail à faire de ce côté-là.
En tant qu’élue, je voudrais mettre en place des ateliers d’éducation populaire pour tout revoir depuis le début. On pourrait imaginer un atelier de simulation où une personne joue le rôle du juge, une autre celui de l’avocat de la défense etc… Cela permettrait aux membres de ma communauté de connaître leurs droits.
On a l’impression qu’il y a deux systèmes judiciaires…
Oui, et à plus d’un titre ! Ici dans la province du Québec, nous sommes régis par le droit civil -un système importé d’Europe et qui ne correspond pas du tout aux valeurs autochtones. A l’Ouest du Canada, c’est la Common law qui fait loi. Le droit civil est inscrit dans le marbre et figé.
C’est doublement difficile pour nous de faire bouger les choses quand le droit en vigueur ne reconnaît pas nos droits naturels, coutumiers et sacrés.
On ne partage pas la même langue ni la même spiritualité : il faut comprendre qu’au Canada, il y a deux mondes qui se croisent et qui doivent cohabiter. Par exemple, il y a des articles qui sont à l’opposé de nos convictions. Prenons l’article 935 du droit civil qui dit que les meubles sans maître, dont font partie les animaux, peuvent devenir la propriété de n’importe qui, et qu’il peut en faire n’importe quoi. Pour nous autres Autochtones, tous les animaux ont des esprits-maîtres qui ne nous appartiennent pas. Comment voulez-vous que l’on se comprennent avec de telles différences culturelles ?
Pendant ma première année d’étude de droit, j’ai dû faire face à de vrais conflits de valeurs, entre mon identité et les cours que j’apprenais.
Sur la question de la langue, on connait tous quelqu’un qui a reçu des amendes pour ne pas s’être rendu à un jugement en tant et en heure. Le tribunal le plus proche de Ekuanitshit se situe à Havre-Saint-Pierre, une municipalité blanche à 36 kilomètres. Certains n’ont simplement pas les moyens de locomotion pour s’y rendre, ou alors ils reçoivent la lettre de convocation dans un jargon utilisé par la Cour qui n’est pas comprise par tout le monde. Plus au Nord, chez les Inuits, c’est le Juge qui se déplace de village en village et qui organise des audiences sur place.
D’autres outils issus des cultures autochtones ont été intégrés au système judiciaire canadien comme les cercles de guérison que les juges peuvent mettre en place depuis 1992. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ils consistent?
A la base, les cercles ont été créés plutôt au Centre et à l’Ouest du pays, comme dans les provinces d’Alberta ou d’Ontario pour apaiser les maux de l’âme. C’est un concept qui prône l’égalité. Le cercle n’a pas d’aspect hiérarchique. Tout le monde est placé au même niveau.
Au sein de ma communauté, nous utilisons les cercles de guérison pour régler les problèmes liés à l’usage de drogue et d’alcool. Nous discutons tour à tour avec la victime, le coupable, mais aussi avec des membres de la communauté.
En cas de faute d’un être humain, nous considérons que la responsabilité est mutuelle.
Je sais également qu’un couple, Charles-Api Bellefleur et Marie-Angèle Mestenapéo, a mis en place des tentes de sudation au sein de la prison de haute sécurité de Port-Cartier. C’est une forme de guérison de l’âme. Mais il s’agit d’un dispositif assez récent et effectué par des bénévoles. Les politiques disent vouloir établir des ponts entre les communautés mais pour cela, les moyens et solutions de réparation doivent appartenir aux peuples autochtones.
En dépit de ces initiatives, la loi qui régit notre quotidien reste la Loi sur les Indiens qui nous a été imposée jusqu’à aujourd’hui (La Loi sur les Indiens est une loi coloniale qui définit le statut d’Autochtone. Instaurée en 1876, elle a été plusieurs fois modifiée mais elle continue de déterminer quel citoyen peut obtenir une carte d’identité autochtone. Dans ses premières versions, un Autochtone diplômé perdait son statut, à titre d’exemple, NDLR).
Après avoir présenté ses excuses au mois d’avril, le Pape François se rend au Canada après la révélation de l’existence de pensionnats autochtones qui, jusqu’en 1996, ont extrait de leurs familles et maltraité des enfants pour « tuer l’Indien en eux ». Qu’aimeriez-vous lui dire?
Il y a quelque chose derrière cette visite qui me laisse penser que l’Eglise se rend au Canada pour éviter les poursuites que les premiers peuples seraient en droit de réclamer. Mais d’un autre côté, je pense à mon père et à ma mère qui étaient très pieux. Si les gens acceptent les excuses de l’Église et considèrent que cela suffit pour guérir les plaies : tant mieux. Personnellement, la position de l’Eglise ne m’atteint pas.
Je me sens plus proche de la spiritualité de mes grands-parents. Depuis que j’ai compris que nous avions notre propre système de croyances, j’essaie de respecter cette philosophie de vie, de perpétuer les traditions de ma nation. Les maîtres-esprits ont jusqu’à aujourd’hui contribué à préserver notre mode de vie millénaire.
Propos recueillis par Méline Escrihuela