30 ans après l’assassinat de Thomas Sankara, le 15 octobre 1987, éclairage avec l’écrivain Bruno Jaffré, auteur de la Biographie de Thomas Sankara, sur l’action du président du Burkina-Faso dans son pays et son influence depuis sa mort en Afrique et en France.
Le Bondy Blog : Vous êtes l’auteur d’une biographie de Thomas Sankara, il y a quelques années, que vous avez rééditée depuis. Comment définiriez-vous son parcours ?
Bruno Jaffré : Il est au centre d’une éducation religieuse, d’une éducation politique. Son père n’était pas parmi les plus pauvres, mais pas non plus parmi les plus riches puisqu’il était un gendarme de l’armée française. Thomas Sankara a eu la chance d’aller à l’école, au lycée. Autour de lui, on était persuadé qu’il allait au séminaire et que le prêtre poussait à y aller. Il a eu cette chance d’aller au lycée contrairement aux enfants de l’époque. Il a fait ce qu’on appelle la prépa militaire, une formation d’officier pendant trois ans à Madagascar où il avait un enseignant, militant du Parti africain de l’indépendance, un parti communiste. Il lui a donné des cours d’histoire. Il a laissé des traces là-bas. Il a fait une année supplémentaire dans un corps de l’armée qui fait de la sensibilisation dans les zones rurales, où il a, semble-t-il, découvert le rôle que pouvait jouer l’armée auprès des populations.
Le Bondy Blog : Cette période a-t-elle eu un rôle dans le Sankara d’après ?
Bruno Jaffré : Oui. Par exemple, Madagascar vivait à l’époque une révolution, où les militaires avaient une place très importante. Puis, Thomas Sankara est rentré dans son pays. Cette période l’a inspiré dans la façon de gérer ses soldats en leur donnant une éducation morale un peu stricte et rigoureuse. Il a fréquenté aussi les cercles marxistes clandestins. Voilà pour son parcours politique. Puis, il a eu une stratégie qui consistait à organiser des militaires progressistes dans des structures clandestines. Ça a contribué à forger le dirigeant qu’il est devenu. Il faut rajouter qu’il était doté d’une grande sensibilité, d’un grand humanisme. Ce sont surtout les Malgaches rencontrés pour écrire cette biographie, qui m’ont parlé de ces valeurs. Beaucoup de ses proches m’ont confirmé cette image d’un homme sensible, humaniste, au sens large.
Le Bondy Blog : Le combat de Sankara se voulait anti-impérialiste, panafricain. En quoi a-t-il marqué les esprits de ses contemporains ?
Bruno Jaffré : Il a surtout marqué les esprits par son engagement personnel. Sa conviction, son charisme et sa résolution pour sortir son pays du sous-développement. Comme il était militaire et que le pays sortait de plusieurs coups d’état, il a fallu qu’il prouve, qu’il était un dirigeant d’un nouveau type. Ce qu’il a fait d’abord en organisant la population à tous les niveaux du pays, puis, en se montrant résolu à lutter contre la corruption, qui est une des plaies des gouvernements en Afrique.
Le Bondy Blog : Quelles ont été ses principales réussites durant sa présidence au Burkina Faso ?
Bruno Jaffré : Ses réussites se traduisent dans les statistiques économiques : beaucoup de développement de la production, une économie autocentrée, c’est-à-dire s’appuyant sur les richesses nationales. L’exemple le plus emblématique, c’est le coton, une des richesses du Burkina Faso à cette époque. Aujourd’hui, l’exploitation des mines l’emporte. Le gouvernement avait pris dans les maigres ressources internes pour développer les capacités de production des usines de transformation du coton. Ensuite, on a obligé les salariés à porter un habit qu’on appelle le faso dan fani, qui est un habit fabriqué avec du coton tissé sur place. Et ce sont essentiellement les femmes qui tissaient les bandes de coton destinées à créer ces vêtements. C’est emblématique dans la mesure où cela montre ce qu’est une économie développée sur les richesses nationales, en l’occurrence l’agriculture. On a, par ce biais, créé une consommation à terme, créé des revenus supplémentaires pour les femmes qui avaient une indépendance financière, et donc une certaine liberté avec cette idée qu’il fallait leur donner des outils pour s’émanciper et ne pas subir « la double exploitation » comme il disait. Sans oublier les retombées culturelles dans la mesure où c’était un habit traditionnel qui est modernisé. Cet exemple est assez emblématique de la façon dont Thomas Sankara concevait le changement dans son pays.
Le Bondy Blog : Y a-t-il eu des échecs ?
Bruno Jaffré : Ce que je peux mettre en évidence, ce sont des contradictions. Par exemple, le fait qu’il ait eu un discours très virulent contre la chefferie. Ce sont des choses qui ont été reprochées à Thomas Sankara. Est-ce que c’est un échec, une critique ? En tout cas, cela a créé des mécontentements dans le pays, puisque c’était à l’époque, moins à l’heure actuelle, un pays agricole où les chefs coutumiers ont un poids énorme sur les populations. Autre exemple, sur le faso dan fani. Les fonctionnaires avaient déjà des retenues de salaire de 12% puisque l’État essayait de faire une redistribution des revenus, des couches urbaines vers la campagne. Ce qui ne pouvait se traduire forcément que par une diminution des revenus des couches urbaines. Non seulement il a imposé ces retenues de salaire mais ces mêmes fonctionnaires étaient obligés d’acheter ces fameux habits fabriqués avec du coton local alors que cela leur coûtait 10 à 15 fois plus cher que les fripes qu’ils avaient l’habitude d’acheter. Est-ce qu’il fallait le faire ou en pas le faire ? Puis, les syndicats ont commencé à lutter pour défendre leurs salaires. Y avait-il un autre moyen de trouver de l’argent dans son pays pour le développer ? En tout cas, cela a créé des mécontentements. Des syndicats ont été pourchassés, emprisonnés pour un certain nombre d’entre eux. Autre problème avec les CDR, comités de défense de la révolution, présents dans les quartiers, les villages les entreprises. Certains étaient dirigés par des opportunistes qui ont senti la possibilité d’acquérir du pouvoir.
Le Bondy Blog : Quel est selon vous l’héritage de cette période?
Bruno Jaffré : Aujourd’hui, Sankara est un modèle pour l’ensemble de la jeunesse africaine. Il laisse une trace aussi sur la question du courage politique, celle de ne se pas s’autocensurer, de dire la vérité sur ce qu’est l’impérialisme et l’oppression occidentale, le pillage des richesses de l’Afrique, etc. Son discours est encore revendiqué aujourd’hui. Et puis, il y a aussi ce qui a trait à la question de la dignité, que la pauvreté ne doit pas être vue comme une tare. A cette époque, le message c’était : « réunissez-vous; fixez-vous des objectifs qui correspondent à vos besoins plutôt que de demander de l’aide, que ce soit au gouvernement ou à l’extérieur ». C’est ça qui a créé cette dignité. C’est fondamental dans la réussite du projet de Thomas Sankara.
Le Bondy Blog : Depuis 2015, une enquête est réalisée sur les circonstances de la mort de Sankara. Est-ce qu’on saura enfin qui a commandité cet assassinat, selon vous ?
Bruno Jaffré : L’enquête a déjà bien avancé. Le juge d’instruction a beaucoup enquêté sur ce qui s’est passé dans l’enceinte du Conseil de l’entente. C’est là où a été tué Thomas Sankara. Il a dû, plus ou moins, reconstituer ce qui s’est passé. Et pour ce qui est de savoir ce qui en est des complicités extérieures, il est difficile pour le juge burkinabé de le faire. Il le fait dans les pays environnants. Il a décidé de questionner la France, mais pour l’instant, l’instruction en France est bloquée, dans la mesure où le président François Hollande avait promis de répondre à la demande de la justice burkinabé mais qu’il n’a pas honoré sa promesse. Le gouvernement d’aujourd’hui n’a toujours pas répondu à la demande du juge qui consiste à une commission rogatoire, c’est-à-dire de nommer un juge en France qui, sous la responsabilité du juge burkinabé, pourra faire des auditions d’un certain nombre de personnes, pour enquêter sur une implication éventuelle de la France. Puis, il y a la demande de levée du secret défense pour avoir accès à certains documents.
Le Bondy Blog : Au moment de la mort de Sankara, beaucoup de soupçons pesaient sur Blaise Compaoré, sur la France, alors en cohabitation entre François Mitterrand et Jacques Chirac, ainsi que sur la Libye du colonel Kadhafi. L’enquête pourra-t-elle déterminer les responsabilités de chacun ?
Bruno Jaffré : Sur la Libye, je ne sais pas trop ce que le juge va trouver. Sur la France, il attend l’autorisation de pouvoir enquêter. Il y a quelques témoignages de Libériens qui accusent les services français, etc. Il y a la cohabitation, le retour de Jacques Foccart, qui a été mis en place par De Gaulle pour pouvoir continuer à bénéficier des richesses du pays, de maintenir le contrôle sur les pays d’Afrique, de façon souvent illégale. Ça se traduisait par des assassinats. Et donc, en 1986, Jacques Chirac devient Premier ministre et fit revenir Foccart. A ce moment-là, il y a des soupçons. Du côté de François Mitterrand, il y a Guy Penne présenté par un certain nombre de journalistes comme le « Foccart de Mitterrand ». Voilà un peu le contexte géopolitique. Il faut comprendre, par ailleurs, que le meilleur ami de la France est la Côte-d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny. À l’époque, Houphouët-Boigny ne voyait pas d’un bon œil la révolution se développer au Burkina Faso.
Le Bondy Blog : Beaucoup usent de la comparaison entre Thomas Sankara et Che Guevara, notamment du fait qu’ils furent assassinés, à 20 ans d’intervalle. Mais est-ce réducteur de surnommer Sankara le « Che africain », à vos yeux ?
Bruno Jaffré : Je le pense, oui. Ou alors, on accepte de qualifier Che Guevara de « Thomas Sankara latino-américain ». C’est une boutade ! C’est vrai que Thomas Sankara est venu après. Il y a des éléments de comparaison qui sont leur capacité de travail, leur capacité à faire travailler leurs collaborateurs, la dureté qu’ils pouvaient exprimer aussi. C’est un peu cette image d’homme nouveau, de l’homme révolutionnaire qui se voue corps et âme pour la révolution et qui n’attend pas de récompense. Ils sont, de ce point de vue-là, à comparer de leur jeunesse, etc., du romantisme qu’ils suscitent chez la jeunesse. Mais bon, pour le reste, cette expression est directement issue de la promotion du premier film-documentaire produit en France qui s’appelle Thomas Sankara, l’homme intègre. Et c’est lors de la promotion de ce film qu’est sorti le terme « le Che africain ».
Le Bondy Blog : Si Sankara était encore vivant, aujourd’hui, aurait-il mené l’opposition au Franc CFA, qui prend corps dans l’Afrique francophone ?
Bruno Jaffré : Il y a dans un livre récent, de Djiali Benamrane, Sankara leader africain, le compte-rendu d’une conférence publique dans laquelle Thomas Sankara prend position contre le Franc CFA parce qu’il ne comprenait pas pourquoi les dirigeants de l’indépendance n’avaient pas cherché à sortir de cette monnaie, puisqu’avoir le contrôle sur une monnaie fait partie intégrante de ce qu’on appelle l’indépendance. Mais à ma connaissance, il n’y a pas de campagne « Sankara contre le Franc CFA ». Il faut quand même ajouter que Thomas Sankara a contribué à ce que le Mali revienne au sein de l’UEMOA, qui gère le Franc CFA, comme un signe de pacification car il y avait des conflits entre le Mali et le Burkina Faso depuis 1974. Un geste en guise de paix avec le Mali.
Le Bondy Blog : Quelle est l’influence de Sankara, en Afrique et ailleurs, 30 ans après sa mort ?
Bruno Jaffré : Elle est omniprésente. Au Burkina Faso, les tee-shirts et images de Sankara sont en vente partout ! Des hommes politiques commencent à dire que Sankara était un grand dirigeant, après l’avoir mis au plus bas, tenté par tous les moyens de salir son image et tenté de le faire oublier. Thomas Sankara représente, en fait, le dernier grand révolutionnaire du continent. Il est, de mon point de vue, à ranger à côté des Cabral et y compris aux côtés de Lénine et de Karl Marx ! Il fait partie des grands révolutionnaires du monde en général. Simplement, c’est probablement celui qui a pu mettre en place, pour la première fois, ce projet politique avec beaucoup de créativité, beaucoup de nouveauté, parce qu’outre sa formation politique marxiste, c’est quelqu’un de très pragmatique, qui est très en phase avec son peuple. Et il y avait un côté très proche des populations qui faisait qu’il comprenait leurs besoins et la façon dont on pouvait les mettre en mouvement pour qu’ils s’organisent et puissent construire leur pays.
Le Bondy Blog : La scène musicale, notamment le rap français, évoque régulièrement le nom de Sankara. Pensez-vous que cela aide à faire connaître aux plus jeunes l’histoire de Sankara et du Burkina Faso ?
Bruno Jaffré : Bien sûr ! Et c’est un phénomène qui a commencé en Afrique. Je ne veux pas dire que c’étaient les seuls, mais les musiciens africains ont fait beaucoup. En tout cas, au Burkina Faso, c’est le cas. Certains sont devenus des porte-paroles de cette jeunesse africaine en quête de positivité, de rêve et d’engagement sur des choses précises. En France, on a un peu le même phénomène, en particulier avec les jeunes issus de l’immigration. Il y a cette envie d’avoir des leaders desquels on peut se réclamer. C’est pour ça aussi qu’il représente cette jeunesse, cette révolte, cet engagement, cette intégrité et même cette part de rêve. Thomas Sankara répond à cette demande.
Propos recueillis par Jonathan BAUDOIN