« La politique n’est que la simple continuation de la guerre par d’autres moyens ». Ce détournement de la citation du penseur militaire prussien Carl von Clausewitz sied parfaitement au livre choc de Yánis Varoufákis tant le lecteur est pris dans des retournements de situation. Dans Conversations entre adultes, dans les coulisses secrètes de l’Europe, l’ancien ministre des Finances du gouvernement Tsipras y relate principalement son expérience de six mois au sein de ce club très fermé.
Durant cette période, l’ancien ministre a dû batailler ferme pour éviter à la Grèce un nouveau mémorandum exigeant de nouvelles mesures d’austérité, de larges privatisations, en échange de nouveaux prêts de la part de la Troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne, Banque centrale européenne). « C’était un vrai drame qui me rappelait les tragédies d’Eschyle ou de Shakespeare« , confesse-t-il.
Le paradoxe de la tranquillité
Les premiers chapitres du livre reviennent sur la question de la dette publique grecque et de son gonflement depuis 2009, en dépit des plans d’austérité opérés par les gouvernements de Giórgos Papandréou et d’Antónis Samaras. Pour Varoufákis, cette crise de la dette publique grecque part de « l’insuffisance du développement, la mauvaise gestion et la corruption » du pouvoir en Grèce, mais surtout des « défauts de fabrication fondamentaux de l’Union européenne et de l’euro », donnant du poids aux banques, notamment françaises et allemandes, qu’il fallait renflouer à tout prix depuis la crise financière de 2008-2009, sachant qu’elles avaient massivement prêté de l’argent à plusieurs pays européens, dont la Grèce, pour soutenir une croissance artificielle au début des années 2000. Ce qui illustre le paradoxe de la tranquillité, théorisé par l’économiste américain Hyman Minsky : c’est dans les périodes de boom économique que les sources de crise se développent.
Suite à cette menace de faillite bancaire, les institutions européennes et le FMI avaient appelé à des politiques d’austérité, de privatisation de la part des pays en difficulté, notamment la Grèce, en échange d’un plan de renflouement destiné en réalité à éponger les créances des banques françaises et allemandes via les contribuables, transformant ainsi la dette privée en dette publique. De quoi rendre Varoufákis critique à l’égard de la Troïka. Cette dernière exige une politique d’austérité, qui ne fait que brider les perspectives de croissance et donc de réduction de la dette publique, selon l’ancien ministre.
« Si vous voulez que je tienne tête à Schaüble, un vieux routard de la politique soutenu par les Allemands depuis des décennies, il faut que j’aie des milliers de votes derrière, moi aussi.
Le positionnement de Varoufákis s’accordait de plus en plus avec le parti Syriza, dirigé par Aléxis Tsípras. L’économiste se voit proposer, fin novembre 2014, le poste de ministre des Finances par Tsípras en cas de victoire du parti aux prochaines élections législatives. Ce qu’il accepte en posant une condition sine qua non, celle d’être élu député. « Si vous voulez que je tienne tête à Wolfgang Schaüble, un vieux routard de la politique soutenu par les Allemands depuis des décennies, il faut que j’aie des milliers de votes derrière, moi aussi. Sinon, je n’aurais aucune légitimité », justifie-t-il. Pari gagné : Varoufákis devient le député le mieux élu dans tout le pays lors des élections de janvier 2015, sonnant la victoire de Syriza. De quoi être fortement légitime pour négocier, mais aussi grandement exposé aux critiques de toutes parts.
Dans ses mémoires, Yánis Varoufákis décrit des réunions entre la délégation grecque et le bloc troïka plus les autres pays membres de la zone euro où tout échange rationnel n’a guère sa place face à une idéologie dominante et qui entend bien le rester. Et pourtant, en appliquant à la lettre ce qu’il avait préconisé avec sa « stratégie en cinq volets », l’éphémère ministre des Finances grec cherchait un compromis viable pour la Grèce et la zone euro, en émettant même l’idée que le gouvernement Syriza mènerait certaines privatisations, selon le principe du cas par cas.
Le prof d’éco de 56 ans relate une anecdote concernant celui qu’il appelle « Dr Schäuble ». Ce dernier lui explique qu’il est inconcevable de renégocier le programme d’aide sous prétexte d’un changement de gouvernement en Grèce. « Nous sommes 19, il y a toujours des élections et si à chaque élection, il faut renégocier, les contrats ne voudraient plus rien dire », aurait-il affirmé. Sarcastique, Varoufákis suggère alors de mettre fin aux élections dans les pays endettés. Silence gêné de Schäuble, interprété par son homologue comme un demi-consentement. L’inflexible Allemand lui avouera en juin 2015 qu’« en tant que patriote », il n’aurait pas signé le mémorandum s’il était à la place du Grec.
Double langage et coups bas
Mais le plus intéressant dans ce pavé de près de 500 pages est la question des rapports humains. Le double langage et les coups bas semblent être des normes dans les hautes sphères gouvernementales et européennes. Varoufákis a dû l’apprendre à ses dépens. Au niveau européen, l’homme a observé combien Michel Sapin, son homologue français, se montrait affable, chaleureux et attentif à ses idées en privé, mais tenait un discours opposé face aux micros et aux caméras. Exemple similaire avec Pierre Moscovici : le commissaire européen aux Affaires économiques tenait les mêmes dispositions que Sapin en privé, mais en public, ne défendait pas la position grecque, afin d’éviter de se faire humilier, selon Varoufákis.
La confiance au sein du gouvernement s’est étiolé avec le temps, et des proches du vice-Premier ministre Ioánnis Dragasákis, comme George Chouliarakis et ses accointances avec la Troïka, mettent des bâtons dans les roues du ministère des Finances, jusqu’à critiquer la composition de l’équipe de Varoufákis, composée d’économistes ayant pris part à l’élaboration des précédents plans d’austérité. Ce qui fait le plus de peine à l’ancien ministre des Finances, c’est de constater l’évolution de ses soutiens Euclide Tsakalotos et de Tsípras, au départ plus à gauche que lui, mais qui ont finalement accepté la capitulation sans condition. Chose que Varoufákis, qui a démissionné du gouvernement le lendemain du référendum du 5 juillet 2015, n’a pas vu venir, peut-être par naïveté, confesse-t-t-il.
Malgré cette expérience douloureuse, Varoufákis tient à continuer le combat engagé en 2015 avec son mouvement DiEM25, pour un projet pan-européen et un appel à réformer l’euro. Un positionnement critiqué par certains, comme Frédéric Lordon, pour qui cette ligne alter-européiste a été fracassée par l’échec de Syriza à l’été 2015 Quelque part, vouloir réformer l’euro, c’est comme faire de la rénovation urbaine, en somme, comme le chantait IAM dans Demain c’est loin : « c’est toujours la même merde, derrière la dernière couche de peinture ».
Jonathan BAUDOIN