Plusieurs employés de l’UNRWA ont été tués depuis le 7 octobre. Le 17 octobre, une école de l’organisation a été bombardée alors qu’elle abritait des réfugiés. Quelle est la situation des employés sur place ?
Plus de 99 % des 13 000 employés de l’UNRWA à Gaza sont des réfugiés palestiniens. Leur situation est donc la même que celle du reste de la population gazaouie. Ils vivent dans des conditions humanitaires désastreuses, avec un accès limité à l’eau, à la nourriture et aux médicaments.
Les employés de l’UNRWA essayent tant bien que mal d’apporter une assistance humanitaire au reste de la population
En plus de s’inquiéter pour leur propre vie et celle de leur famille, les employés de l’UNRWA essayent tant bien que mal d’apporter une assistance humanitaire au reste de la population. Ils sont à la fois agents humanitaires, mais aussi des victimes des bombardements israéliens et de la situation humanitaire catastrophique dans la bande de Gaza. Ils vivent, comme le reste de la population civile de Gaza, une terreur quotidienne.
Est-ce qu’ils parviennent à apporter cette assistance humanitaire ?
Ils font tout leur possible, mais le siège total de la bande de Gaza rend cela extrêmement difficile, voire impossible. Israël, et l’Égypte dans une moindre mesure, empêchent toute aide humanitaire d’arriver. Seule une poignée de camions a été autorisée à entrer dans Gaza par Rafah, à la frontière avec l’Égypte. Mais il s’agit d’une goutte d’humanité dans un océan de souffrance. Ni la nourriture, ni l’eau ou les médicaments ne rentrent. Aujourd’hui, l’UNRWA n’a plus accès à l’électricité. Les hôpitaux ne fonctionnent donc plus.
Le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme décrit les attaques contre les hôpitaux et les écoles à Gaza comme un crime contre l’humanité et appelle à la prévention d’un génocide. Concrètement, aujourd’hui, quels sont les moyens d’actions de l’ONU pour agir dans cette urgence ?
Effectivement, toute attaque délibérée contre un hôpital, une école ou un bâtiment des Nations Unies constitue une violation du droit humanitaire.
L’ONU possède d’abord des moyens politiques et diplomatiques pour agir. D’abord, par l’intermédiaire du Conseil de sécurité dont les résolutions sont contraignantes, mais celui-ci est aujourd’hui bloqué par les tensions fortes entre les puissances et par le véto américain pour protéger Israël de toute résolution trop contraignante.
Ensuite, par l’Assemblée Générale qui peut également voter des résolutions invitant au cessez-le-feu et au respect du droit international humanitaire, même si ces résolutions n’ont malheureusement pas de force juridique obligatoire.
L’ONU dispose aussi d’une capacité d’action humanitaire importante. De nombreuses agences de l’ONU, dont l’UNRWA, l’UNICEF ou l’OMS sont en première ligne pour offrir une assistance humanitaire aux populations civiles dans la bande de Gaza. Elles sont déjà sur le terrain. Et dès qu’un couloir humanitaire sera mis en place, elles pourront aider davantage les populations civiles qui en ont un besoin vital.
L’attaque du Hamas du 7 octobre, mais aussi les bombardements israéliens et le siège total sur Gaza, font déjà l’objet d’enquêtes
Au niveau de la documentation des crimes et de la lutte contre l’impunité, Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a mis en place, en 2021, une commission permanente pour enquêter sur les crimes commis par l’ensemble des parties dans le contexte du conflit israélo-palestinien. Ces enquêteurs, qui sont indépendants, soumettent ensuite un rapport au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, à Genève, et des recommandations. Le dernier rapport date de septembre 2023.
L’attaque du Hamas du 7 octobre, mais aussi les bombardements israéliens et le siège total sur Gaza, font déjà l’objet des enquêtes de cette commission. Elle rendra ensuite un rapport avec un établissement des faits. Sur la base de ce rapport, des recommandations seront données, y compris en termes de lutte contre l’impunité.
Donc d’un point de vue politique, l’ONU ne peut pas faire grand-chose…
Comme je vous l’indiquais, le Conseil de sécurité, qui est un des organes de l’ONU, est paralysé par le véto américain sur les résolutions qui ont été proposées jusqu’à présent. Il y aura peut-être une résolution à l’avenir qui ne sera pas bloquée par les États-Unis. Mais l’Assemblée Générale qui inclut l’ensemble des pays de la communauté internationale peut aussi voter des résolutions. Elles ont un poids juridique et politique moindre que celui du Conseil de sécurité, car elles n’ont pas de force obligatoire.
Il y a effectivement une forme de blocage, mais qui n’est pas total. L’ONU a encore un rôle à jouer car il n’y a pas d’autre alternative. On l’a vu avec la déclaration du secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, qui a appelé à la fois à un cessez-le-feu et au respect du droit humanitaire des deux parties. Mais aussi avec l’adoption par l’Assemblée générale d’une résolution appelant à une pause dans les combats et condamnant de manière générale la violence contre les civils.
Quelques jours avant l’attaque du Hamas, le 21 septembre, vous écrivez une tribune dans Le Monde. Vous expliquez que “le futur de la Cour pénale internationale se joue aussi en Palestine”. Pourquoi ?
Je pense sincèrement que la justice internationale est une des clefs pour sortir de l’engrenage mortifère et de l’impunité qui prévaut dans la région. Depuis 2015, la Palestine est un État partie à la Cour pénale internationale (CPI). L’Autorité palestinienne a saisi le procureur de la CPI pour qu’elle enquête sur les crimes commis sur son territoire depuis le 13 juin 2014. En mars 2021, après un long examen préliminaire de la situation, le Procureur a décidé d’ouvrir une enquête sur les crimes commis en Palestine (à Gaza et en Cisjordanie) et par les ressortissants palestiniens. Mais les choses n’ont pas beaucoup avancé depuis.
On ne peut pas dire que la Cour ait fait preuve de la même détermination concernant les crimes commis en Palestine
J’étais procureur en Ukraine au moment où j’ai écrit cette tribune dans Le Monde et je constatais une forme de « deux poids, deux mesures » entre l’action dynamique, rapide de la CPI en Ukraine, et sa torpeur en Palestine. Vladimir Poutine a fait l’objet d’un mandat d’arrêt pour les crimes de guerre qu’il a commis en Ukraine, notamment la déportation d’enfants. Ce mandat d’arrêt constitue un évènement historique pour la justice internationale car il montre que personne n’est au-dessus du droit international. Malheureusement, jusqu’à présent, on ne peut pas dire que la Cour ait fait preuve de la même détermination concernant les crimes commis en Palestine.
Compte tenu de la nature symbolique, de la résonance du conflit israélo-palestinien dans le monde, et de son ancienneté, puisque des crimes sont commis en toute impunité depuis des dizaines d’années, je souhaitais attirer l’attention des lecteurs et du procureur de la CPI sur l’urgence à accélérer ses enquêtes en Palestine pour envoyer un message fort et éviter que la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui ait lieu.
Comment expliquez-vous la passivité de la CPI sur cette question ?
Il faut rappeler deux choses. D’abord, la Cour a un budget extrêmement réduit, environ 150 millions de dollars par an, pour une compétence extrêmement large. 123 États sont membres de la CPI et de nombreux crimes pourraient relever de la compétence de la Cour. La Cour mène déjà des enquêtes dans de très nombreux pays, en Ukraine bien sûr, mais aussi, au Soudan, en Libye, en RDC, au Mali, en Ouganda, ou en Afghanistan…
Il y a près de 400 employés du bureau du procureur dont des avocats, des analystes, des enquêteurs pour mener toutes ces enquêtes. Ça peut paraitre beaucoup, mais en réalité c’est très peu pour un mandat si large.
Il semblait aussi, de manière assez claire, avoir choisi de ne pas faire de la Palestine une priorité
Deuxièmement, le procureur de la CPI possède un pouvoir discrétionnaire qui lui permet de choisir les dossiers qui feront, en priorité, l’objet de ses enquêtes. Le Procureur Karim Khan a choisi notamment de prioriser les enquêtes en Ukraine. Cette décision est légitime parce que le nombre de morts et la résonance des crimes en Ukraine était extrêmement importante. Ça, je ne le remets absolument pas en cause. Mais il semblait aussi, de manière assez claire, avoir choisi de ne pas faire de la Palestine une priorité de sa politique pénale jusqu’aux événements tragiques du 7 octobre. C’est cette décision que je contestais.
Le 24 février prochain, la Cour internationale de justice (CIJ) tiendra des audiences publiques pour émettre un avis consultatif sur les conséquences juridiques découlant des pratiques d’Israël. Pouvez-vous expliquer ce que cela signifie ?
Le 30 décembre 2022, l’assemblée générale des Nations Unies a décidé de solliciter de la Cour internationale de justice, l’organe judiciaire principal des Nations unies, pour rendre un avis consultatif sur deux questions que l’on peut résumer ainsi : Quelles sont les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, de son occupation ? Quelles sont les conséquences de ces violations pour les États parties et quelles mesures juridiques et politiques ces États doivent-ils prendre ?
En février 2024, la CIJ va entendre l’ensemble des acteurs qui souhaitent participer au débat et rendra son avis plus tard, probablement en 2025. La Cour dit ce qu’est le droit, mais ses avis sont simplement consultatifs. Toutefois, à partir du moment où une pratique est déclarée illégale au regard du droit international, les États doivent en tirer les conséquences.
Concernant le Hamas, les Nations Unies ne le reconnaissent pas comme organisation terroriste, contrairement à l’UE. Pourquoi ?
Du point de vue du droit international, il n’existe pas de définition juridique universelle du terrorisme, car cette notion fait l’objet de débats important et d’une forme d’instrumentalisation politique, notamment de la part des régimes autoritaires.
Les États sont d’accord sur un principe de base : le terrorisme est le fait de créer la peur au sein de la population civile dans un but politique. Mais il y a deux pierres d’achoppement au sein de la communauté internationale qui demeurent problématiques pour parvenir à un accord sur une définition universelle du terrorisme.
La première est de savoir si les États qui terrorisent une population civile peuvent être considérés comme commettant un acte de terrorisme. La seconde est de se demander si les actes commis par des mouvements qui luttent pour leur libération nationale peuvent échapper à la qualification de terrorisme.
C’est cette absence de définition universelle du terrorisme qui fait notamment que les juristes internationaux préfèrent utiliser des concepts juridiques
Sur ces deux points, il y a toujours, et depuis longtemps, une absence d’entente de la communauté internationale. C’est cette absence de définition universelle du terrorisme qui fait notamment que les juristes internationaux préfèrent utiliser des concepts juridiques dont les définitions sont reconnues dans des conventions internationales, notamment dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale.
Il existe trois grands crimes dans le Statut de Rome (en plus du crime d’agression) : le crime de guerre, qui est une violation grave des conventions de Genève de 1949, que tous les États ont signé. Les crimes contre l’humanité, dont la définition se trouve à l’article 7 du statut de Rome de la CPI, et qui constituent une attaque systématique ou généralisée contre la population civile. Et le crime de génocide, définit à la fois par l’Article 6 du statut de Rome et par une convention en 1948 sur la prévention et la répression du génocide, qui consiste à commettre des actes dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Il reviendra maintenant aux tribunaux nationaux ou internationaux de dire précisément quels crimes ont été commis en Israël et en Palestine.
Propos recueillis par Marie-Mène Mekaoui