Lors de la Première Guerre mondiale, la France a fait appel à des milliers de travailleurs chinois sous contrat pour remplacer les hommes partis au front. Le documentaire Les travailleurs de la Grande Guerre (2014) de Karim Houfaïd apporte un nouvel éclairage sur cette histoire méconnue. Le réalisateur, accompagné de Daniel Tran, président de l’Association des jeunes Chinois de France, ont répondu aux questions du Bondy Blog.
Le Bondy Blog : Karim Houfaïd, comment vous est venue l’idée de faire un film sur les travailleurs chinois de la Première Guerre mondiale ?
Karim Houfaïd : L’idée m’est venue à La Rochelle, lorsque j’apprends que le dernier ouvrier chinois est mort à l’âge de 103 ans, un peu dans l’ignorance, car les Français méconnaissaient son histoire, et plus largement l’histoire de l’arrivée des travailleurs chinois en France durant la Première Guerre mondiale. En tout, ce sont environ 37 000 Chinois qui sont recrutés par la France et un peu moins de 100 000 par le Royaume-Uni. Je me suis dis : « J’ai fait une série de sept films sur la Première Guerre mondiale. Allons aussi vers ce qui m’est culturellement le plus éloigné ».
Le Bondy Blog : Comment avez-vous réussi à réaliser ce film, en 2014 ?
Karim Houfaïd : Ce sujet n’intéressait pas, à l’époque. Ce n’était pas un sujet « bankable », comme on dit aujourd’hui, qui n’intéressait pas les financeurs. Je l’ai fait avec mes propres moyens. J’ai rencontré des personnes sur mon chemin, qui m’ont facilité mon voyage en Chine, qui était la partie la plus importante du film, c’est-à-dire tourner sur place. Ce n’était pas évident du tout lorsque vous êtes Français et que vous ne parlez pas le chinois. Je parle anglais, mais très mal, puis en Chine, on parle très peu anglais. J’ai également bénéficié du soutien de la chaîne publique chinoise, CCTV, et des autorités chinoises qui ont facilité la réalisation du film.
Le Bondy Blog : Ces travailleurs chinois sont-ils tous arrivés en 1917 ? D’où venaient-ils et quelles étaient leurs motivations ?
Karim Houfaïd : Les premiers ont commencé à arriver en 1916 mais la grande majorité est arrivée en 1917. Cette histoire est, encore une fois, méconnue. Même les historiens aujourd’hui ont très peu d’éléments sur cette histoire. Il y a encore un travail de recherche qui se fait aujourd’hui. Mais ce qu’on peut dire, c’est que lorsqu’ils sont engagés, ils le sont en tant que travailleurs. C’est pour ça qu’on parle de travailleurs chinois et non pas de soldats, bien que leur statut soit différent côté anglais et côté français. Pour les Français, ils sont plus considérés comme des « salariés », avec des contrats de travail comme des travailleurs dans des usines. Pour les Anglais, ils sont plus sous la responsabilité des militaires. Au moment de leur départ, ces Chinois ont des profils très différents. Certains sont tout simplement à la recherche d’un emploi, d’autres sont plus dans la curiosité et l’envie de découvrir un ailleurs. Par exemple, il y a un personnage dans mon film, un homme qui s’intéressait aux questions d’éducation, de technologie, de l’aviation, parce que cette dernière n’existait pas en Chine à cette époque. Il a décidé de prendre un bateau en direction de l’Europe pour découvrir ces nouvelles technologies, ces nouvelles idées autour de l’éducation. Pour la plupart, ils quittaient la Chine pour améliorer leurs conditions de vie, aider leurs familles restées au pays. Ils viennent de provinces différentes, dont la province du Shandong, mais on a très peu d’éléments parce qu’à l’époque, c’était un recrutement qui s’est fait un peu dans le secret et de façon dispersée dans différentes provinces. Le travail historique n’est pas exhaustif pour savoir comment ils étaient recrutés et combien dans telle ou telle région, etc. Il y a aussi la question du retour, qui est importante : est-ce que certains sont rentrés chez eux ? Je sais que certains sont restés en France.
Le Bondy Blog : Dans le film, il est indiqué que 2 000 à 3 000 travailleurs sont restés en France après la guerre. Ont-ils eu des descendants et est-ce que vous avez pu contacter ces derniers pour les besoins de votre documentaire ?
Karim Houfaïd : J’ai rencontré plusieurs descendants pour le documentaire. Tous n’apparaissent pas dans le film, mais quelques-uns, notamment Monsieur Chang, malheureusement décédé depuis, le descendant le plus mobilisé sur cette transmission de la mémoire, de l’histoire de son père. C’était le fils d’un travailleur chinois. Il m’avait transmis pas mal d’informations sur l’histoire de son père, qui est venu lors de la Première Guerre mondiale et qui est resté parmi les 3 000 travailleurs chinois. Il fait partie de la première grande vague d’immigration des travailleurs chinois venus en France. Et pour sa part, il est resté, a eu des enfants et des petits-enfants aujourd’hui.
Le Bondy Blog : Daniel Tran, quelle a été votre première impression sur le travail mené par Karim Houfaïd ?
Daniel Tran : Je ne connaissais pas du tout cette histoire ! Savoir qu’il y a eu 140 000 travailleurs chinois qui sont venus en France pendant la Grande Guerre, je ne l’ai pas appris dans mes cours d’histoire de collège et de lycée. C’est une histoire qui est complètement méconnue. Donc, la première réaction, c’est forcément la surprise. Tiens, c’est drôle, la première communauté chinoise ne date pas de celle de mes parents, ni de celle de mes grand-parents, mais peut-être de celle d’avant. Mes parents sont nés au Vietnam, ils sont venus, comme beaucoup d’autres chinois, des boat-people de l’ex-Indochine, de l’immigration chinoise du Vietnam, du Laos et du Cambodge. Il y a aussi une autre vague de Chinois qui sont venus en France dans les années 50 et 60. Mais ces Chinois arrivés durant la Grande Guerre ont en fait créé la première communauté chinoise en France. Ils ont été la première brique de l’amitié franco-chinoise. Maintenant que l’on connaît cette histoire, on va la diffuser à d’autres jeunes.
Le Bondy Blog : Est-ce que cette part de l’Histoire contemporaine mondiale est enseignée en Chine ?
Karim Houfaïd : En Chine, cette histoire est également méconnue. Les gens que j’ai rencontrés en Chine se mobilisent, notamment des associations de descendants de travailleurs chinois, pour transmettre cette histoire. Il y a tout un travail qui est en cours aujourd’hui. Un musée va ouvrir à Qingdao (ville de la province du Shandong en Chine, ndlr) courant octobre-novembre 2017, où on aura un travail d’expositions, de sculptures de cette histoire des travailleurs chinois, qui permettra aux établissements scolaires d’avoir des informations, d’y emmener des jeunes. Le documentaire Les travailleurs de la Grande Guerre sera diffusé en Chine. J’espère dans des établissements scolaires, le plus largement possible, pour permettre aux enseignants de se saisir de cette histoire et de la transmettre. Il y a très peu de choses, il y a très peu de matériaux qui permettent aux enseignants de transmettre cette histoire, de témoignages. Ce travail est en cours.
Le Bondy Blog : Et côté français, travaillez-vous avec l’Éducation nationale ?
Daniel Tran : Avec Karim, on a la volonté de projeter ce documentaire, en format réduit, en partenariat avec des professeurs d’histoire-géo partout en France. Ça pourrait tout à fait s’intégrer dans le programme scolaire traitant de la Première Guerre mondiale au sein des classes de collège et de lycée. On imagine projeter le documentaire de 30 minutes, suivi d’un débat avec Karim et des membres de l’association des jeunes Chinois de France.
Karim Houfaïd : L’Éducation nationale est sensible à cette histoire. J’ai le soutien de beaucoup d’enseignants qui aimeraient projeter ce film, s’y appuyer pour transmettre cette histoire. On est en train de travailler avec l’Association des jeunes chinois de France pour organiser plusieurs projections. On va, avec ce film, essayer de créer des fiches pédagogiques, qui permettront aux enseignants d’avoir un document, accompagné du film. On est au début du projet. On est au début du partenariat avec l’Association des jeunes chinois de France, avec en outre un autre projet autour de la gastronomie, avec Daniel. On a noué une vraie relation. Il faut du temps. On pense que c’est très important de diffuser cette histoire, de la faire connaître, et de rendre hommage aussi à ces travailleurs. Mon souhait est de toujours donner la parole aux gens qui sont restés dans l’ombre de l’Histoire.
Propos recueillis par Jonathan BAUDOIN
Crédit photo : Rouguyata SALL