Un espace pour découvrir, rencontrer des auteurs et lutter contre le désert culturel. Hocine Radjai et Toutée Inan se sont lancés ce défi, à travers leur concept Biblio’Tess. Depuis novembre 2016, ils organisent des cafés littéraires une fois par mois en plein cœur de la cité des Flanades à Sarcelles. Cette ville de 60 000 habitants ne dispose pas de salle de cinéma, de librairie ni même d’une « bibliothèque digne de ce nom« , Hocine, 33 ans, coach en création d’entreprise. Il poursuit : « La seule bibliothèque que nous avons ne fait que 200 m². Elle se situe au 3eme étage d’un immeuble, sans ascenseur, qui est en train de s’écrouler. Et certaines étagères sont vides… »
« Ici, les jeunes prennent le tramway pour se rendre à la médiathèque de Pierrefitte-sur-Seine, enchaîne Toutée, éducatrice de 38 ans. Pour acheter un livre, il faut se rendre à la Fnac d’O’Parinor, à Aulnay-sous-Bois. C’est-à-dire dans un autre département« . Et c’est précisément cette nécessité de ramener le livre à Sarcelles qui est à l’origine même de Biblio’Tess.
« La littérature est un bon moyen de créer le débat »
Invité à Toulouse l’an dernier lors d’un événement organisé par l’association « Taktikollectif », Hocine rencontre Mourad Benchellali, ancien détenu de Guantánamo et auteur de Voyage vers l’enfer. « Son histoire m’a touché. La salle qui l’accueillait était remplie. Des jeunes, des vieux, des femmes, des hommes de toutes les couleurs étaient venus l’écouter et lui posaient des questions pertinentes. C’est à ce moment-là que je me suis dis que la littérature était un bon moyen de créer le débat« , rapporte le trentenaire. Les deux hommes se lient d’amitié, Mourad Benchellali offre son livre au Sarcellois qui le dévore dans le train. De retour dans son quartier, il recommande le roman à ses amis avec tant de conviction que ces derniers finissent par lui demander d’en commander une dizaine d’exemplaires ! « Et pourtant, on n’a pas l’habitude de lire ou de se rendre dans un magasin pour acheter un bouquin« , plaisante-t-il.
Hocine confie aussitôt à Toutée son envie d’inviter Mourad Benchellali à Sarcelles. La jeune femme se montre tout de suite emballée et propose d’organiser l’événement dans le sous-sol du bar-PMU de son mari, Le Fouquet’s, place André-Gide, à quelques mètres du stadium où on a vu Emmanuel Macron en campagne tenter quelques dribbles. C’est ainsi que Biblio’Tess voit le jour. Pour la première session, les amis de longue date créent une page Facebook et invitent leur réseau personnel composé de militants, d’éducateurs, d’avocats, de journalistes ainsi que des habitants du quartier.
« Même si les jeunes ne viennent que 30 secondes pour écouter, c’est déjà une victoire »
« Pour la première de Biblio’Tess, on avait peur qu’il n’y ait personne« , se rappelle le coach en création d’entreprise. Mais le public répond présent et, depuis, il s’est même diversifié. Des gens viennent désormais de toute l’Ile-de-France, et même de Normandie et de l’Oise, d’après les initiateurs du projet. « Le fait que ça se passe dans le sous-sol d’un bar-PMU, ça enlève le côté institutionnel. C’est peut-être plus simple pour les jeunes de franchir le pas. Même s’ils ne viennent que 30 secondes pour écouter, c’est déjà une victoire. Souvent, ils restent à côté de la porte, sont un peu gênés parce qu’ils se disent peut-être que la littérature, ce n’est pas pour eux. Ils ont des a priori. Mais en général, ils finissent par se prendre au jeu et sont intéressés par les discours des écrivains« , estime Toutée, qui travaille auprès de jeunes en difficulté avec la Fondation d’Auteuil, à Saint-Denis.
Après Mourad Benchellali, les auteurs se sont succédé : Nadir Dendoune, Abderrahim Bouzelmate, Brahim Kermaoui, Sabrina Guassim, Mara Kanté ou, plus récemment, Lassana Bathily. « On invite des écrivains issus des quartiers ou des écrivains qui traitent de sujets qui nous concernent, qui nous touchent. Mais ce n’est pas parce que ça se passe à Sarcelles que l’initiative est réservée aux habitants issus des quartiers populaires. Le but est de partager, de débattre, de donner goût à la lecture », souligne Hocine, qui est également chroniqueur sur Radio France Maghreb 2. Et d’ajouter : « Depuis qu’on a commencé Biblio’Tess, des jeunes me confient lire régulièrement. Ils me sortent un bouquin de leur sacoche pour me le montrer ».
« Plus on maîtrise les mots, plus on arrive à se faire comprendre et à comprendre les autres »
L’autre objectif de ces cafés littéraires ? Redonner la confiance aux habitants de Sarcelles pour qu’ils n’aient pas peur de poser leurs questions directement à des écrivains qu’ils ont vu à la télévision et qu’ils puissent se rendre compte qu’eux aussi ont le droit de débattre. « On veut donner la parole à ceux qu’on n’entend pas, explique Toutée. Par exemple, les mamans. Je dis souvent que sans les mamans, on ne peut pas changer le monde. Et je trouve qu’elle sont souvent en retrait, pas parce qu’elles ne veulent pas parler mais souvent elles n’osent pas. (…) Plus on maîtrise les mots et la langue française, plus on arrive à se défendre, à se faire comprendre et à comprendre les autres« .
Arrivée en France à l’âge de 7 ans avec ses parents, sous le statut de réfugiée politique, la trentenaire d’origine kurde confesse avoir parfois ressenti un blocage du fait d’un « français primaire » lorsqu’elle était plus jeune : « J’ai arrêté l’école en seconde générale. À 19 ans, je me suis retrouvée à débattre contre des gens mais je n’avais ni les mots ni le savoir pour exprimer mon point de vue. C’est là que j’ai eu un déclic : il fallait que je développe mes connaissances et mon vocabulaire« .
« Les habitants des quartiers ont de la culture à donner et de la culture à recevoir »
Les deux amis veulent aussi pousser les habitants des quartiers à prendre la plume pour qu’ils racontent eux-mêmes leur propre histoire. Ainsi, le mois dernier, ils ont lancé sur leur page Facebook, le concours « Dix vers cité ». Les Internautes ont rédigé un poème en dix vers, faisant la part belle à leurs origines. « Les habitants des quartiers ont de la culture à donner et de la culture à recevoir, assure Hocine, Sarcellois d’origine algérienne. On dit souvent qu’à Sarcelles, on voyage toute notre vie. Rien que dans mon immeuble et mon hall, d’une porte à l’autre ce n’est pas la même langue qui s’exprime. Les Marocains, les Centrafricains, les Mauriciens, les Indiens… se côtoient. On voyage à travers les plats et les tenues que l’on s’échange« .
Les initiateurs du projet citoyen et apolitique ont encore des idées et des projets plein la tête. « On a récupéré une petite boîte dans la rue. On aimerait la customiser pour en faire une bibliothèque libre-service. Ça permettra aux Sarcellois de déposer et d’emprunter des livres. On va l’appeler le livre-ensemble », indiquent-t-ils. Le partage et le savoir, encore et toujours.
Kozi PASTAKIA
Crédit photo : Patrice BRETTE