Jamais de mémoire de journaliste, une situation pareille ne s’était produite. Interdire l’accès à un terrain de guerre aussi largement apparaît inédit. « Je n’ai pas le souvenir d’avoir déjà vu ça, dans ces proportions, nulle part ailleurs », confie Marine Vlahovic, journaliste indépendante qui fut correspondante à Ramallah, en Palestine, dans la fin des années 2010. Comment traiter consciencieusement l’information, entre terrain inaccessible, information dirigée et, dans le pire des cas, journalistes visés par l’armée ? Les difficultés n’ont cessé de s’étendre depuis le 7 octobre dernier, pour atteindre des sommets. Une situation qui rend extrêmement difficile le travail des journalistes, qu’ils soient français ou palestiniens.
Une situation ancienne
Déjà à l’époque où elle y était basée, traiter l’information n’était pas une mince affaire. La journaliste explique comment l’information était en quelque sorte dirigée par le gouvernement israélien. En effet, le GPO (Gouvernement Press Office), régulait déjà les journalistes autorisés à travailler sur place. « Le GPO délivre les accréditations, qui elles-mêmes donnent le droit à des visas de travail », explique la reporter. Moyennant une visite annuelle, où vos écrits sont discutés intensément, votre accréditation pouvait être renouvelée, ou non.
Dans une série de podcast pour Arte Radio, elle explique aussi comment les journalistes sont ajoutés à des boucles WhatsApp qui les abreuvent d’informations, toujours du point de vue du gouvernement israélien.
On faisait partie du rare contingent de personnes qui étaient autorisées à pouvoir rentrer à Gaza, mais toujours sous contrôle
Un terrain compliqué à pénétrer
Pour les correspondants sur place, les difficultés ont toujours été multiples : difficultés d’accès à Gaza compte tenu du blocus déjà en place, checkpoints à franchir en permanence, etc . « On faisait partie du rare contingent de personnes qui étaient autorisées à pouvoir rentrer à Gaza, avec les diplomates et les humanitaires, mais toujours sous contrôle. Ceci étant dit, après chaque escalade, la frontière était systématiquement fermée », décrit l’ancienne correspondante.
« Gaza a toujours été un terrain compliqué à pénétrer », complète Rachida El Azzouzi, journaliste pour Médiapart, spécialiste de la question palestinienne. « Déjà avant le 7 octobre, la réglementation était drastique pour les journalistes qui souhaitaient s’y rendre. Les entraves de la part des autorités israéliennes étaient multiples mais aussi de la part des autorités en place à Gaza, c’est-à-dire le Hamas. »
Des difficultés sans précédent depuis le 7 octobre
Depuis le 7 octobre, ces difficultés ont pris une tournure sans précédent. Les journalistes étrangers n’ont donc plus accès au terrain, sauf dans de rares cas où ils sont accompagnés par des représentants de l’armée pour des “tours” organisés. Une situation qui empêche de pouvoir enquêter sur place et qui laisse à la merci des informations officielles.
Il faut redoubler de vigilance, ne pas céder aux discours de propagande, aux injonctions, à l’émotion, ne jamais perdre le b.a.-ba du journalisme
Une situation qui oblige à être d’autant plus vigilant : « Il faut redoubler de vigilance, recouper et encore recouper, ne pas céder aux manipulations, aux discours de propagande, aux injonctions, à l’émotion, ne jamais perdre le b.a.-ba du journalisme car la guerre, c’est aussi et toujours, la guerre des récits, une guerre contre la vérité », avertit Rachida El Azzouzi. « Les machines à propagande tournent à plein régime de part et d’autre. Le journalisme est une arme contre la distorsion des faits, du réel, contre l’oubli. De multiples fake news ont circulé et ont été reprises jusqu’au sommet des états, comme le président américain Joe Biden reprenant la fake news des bébés décapités », rappelle-t-elle.
Des journalistes pris pour cible
Cependant, ces difficultés croissantes ne s’arrêtent pas aux problèmes d’accès. Les journalistes qui ont pu accéder aux terrains, ainsi que les journalistes gazaouis déjà sur place, ont été pris pour cible. Des agences de presse locales ont vu certains de leurs membres tués. « Les bureaux de la Press House, qui était un peu l’équivalent de Reporters sans frontières sur place, ont été détruits, le directeur a été tué, mais l’équipe a réussi à se réorganiser quand même », explique-t-elle. Et Rachida El Azzouzi de rappeler : « Tuer des journalistes est l’une des armes les plus redoutables pour supprimer la vérité, les viser délibérément est reconnu comme un crime de guerre.
Le manque de réaction de la part de la profession face à cette stratégie délibérée de cibler les journalistes gazaouis étonne l’ancienne correspondante : « Normalement les journalistes sont très corporatistes, si certains, à l’instar de RSF se sont mobilisés, l’ensemble de la profession est restée terriblement silencieuse ».
Blocus médiatique
Pour Rachida El Azzouzi, ce manque de corporatisme peut s’expliquer par l’identité des journalistes pris pour cible : « Est-ce que le monde resterait silencieux si des dizaines de journalistes occidentaux avaient été assassinés sur un terrain de guerre en accomplissant leur mission essentielle d’informer ? Est-ce qu’Israël, qui mène une guerre génocidaire en direct sous les yeux du monde entier depuis un an, bénéficierait de la même impunité ? Un tel blocus médiatique est intolérable. »
Il y a une forme de suspicion étrange sur leur impartialité, qui n’existe pas lorsqu’ils font appel à des journalistes israéliens.
Elle non plus, ne manque pas de saluer le travail de ses collègues sur place : « Je voudrais saluer le travail de nos consœurs et confrères palestiniens qui paient un très lourd tribut depuis un an. Plus d’une centaine ont été tués à Gaza dans l’indifférence internationale, selon le décompte de Mediapart. »
« Suspicion étrange sur leur impartialité »
Un autre aspect qui ne manque pas de choquer les deux journalistes, c’est le manque de considération des médias français pour ces journalistes gazaouis, et plus largement palestiniens. D’après elles, les rédactions n’ont que trop rarement recours à eux : « Il y a une forme de suspicion étrange sur leur impartialité, qui n’existe pas lorsqu’ils font appel à des journalistes israéliens. Cette suspicion ne se retrouve pas chez les médias anglo-saxons par exemple », analyse Marine Vlahovic.
« Et même lorsque les rédactions font appel à eux, comme ça a pu être le cas, ils les font intervenir comme témoins, négocient des rétributions ridicules ». expose-t-elle. Un état des choses qui a de quoi dégouter, alors même que les journalistes gazaouis risquent leur vie quotidiennement pour faire voir au monde ce qu’il se passe sur leur terre.
Travailler sur un tel sujet entraîne évidemment une fatigue mentale, mais c’est insignifiant à côté des souffrances que nous documentons de part et d’autre
Que reste-t-il donc aux journalistes français désireux de faire parvenir l’information sans accès au terrain ? Les deux journalistes détaillent comment elles doivent se contenter de moyens différents : mobiliser leurs contacts sur place, malgré des difficultés de communications, échanger avec les équipes humanitaires qui peuvent accéder au terrain et se rendent parfois dans les régions frontalières, comme en Égypte, ce qui permet de glaner des informations, etc.
Un épuisement mental certain
Enfin, l’ultime difficulté que l’on pourrait citer est une forme d’épuisement mental, qui est sans doute commun à la couverture de beaucoup de zones de conflit. Rachida El Azzouzi relativise : « Travailler sur un tel sujet, qui ne laisse entrevoir que le chaos et la guerre, la voie de l’annihilation, le peu d’espoir de paix, entraîne évidemment une fatigue mentale, mais c’est insignifiant à côté des souffrances que nous documentons de part et d’autre. »
Ce qui se ressent chez les journalistes engagés pour continuer à faire un travail de qualité, c’est aussi, malgré la fatigue, un refus de se résigner. « Nous ne devons pas nous taire, détourner le regard. Nous devons forcer le monde à regarder ce qu’il ne veut pas voir, ce qu’il ne veut pas nommer. On doit relayer les SOS qui nous viennent de Gaza, documenter ce qu’il se passe à distance puisque nous y sommes condamnés pour l’heure », martèle Rachida El Azzouzi.
© Ben Milpas/MSF
Ambre Couvin