50 %, c’est la part du nombre de téléspectateurs de l’émission Touche pas à mon poste, diffusée sur la chaîne C8, qui accordent leur voix à l’extrême droite. Ce pourcentage, issu d’une enquête menée par l’institut de sondages Ifop, montre un attrait de cet audimat pour le Rassemblement Nationale (RN) et Reconquête, loin d’être anodin.
Avec son équipe, Claire Sécail, chercheuse au CNRS, a décortiqué pas moins de 210 heures d’émissions de septembre à avril 2022. Le constat est implacable. L’extrême droite concentre presque 53 % du temps d’antenne politique de ces talk-shows. Et Éric Zemmour occupe à lui seul 44,7 % du temps d’antenne politique consacrés à l’extrême droite
« Je n’imaginais pas trouver une telle porosité avec la stratégie Bolloré dans une émission de divertissement de Cyril Hanouna », s’étonne la chercheuse dans un podcast accordé à France Inter en 2022. La proximité idéologique de Vincent Bolloré avec les idées de l’extrême droite et particulièrement celles d’Éric Zemmour ont été largement documentée. La journaliste du Monde, Ariane Chemin, a enquêté sur « ce parrain d’une alliance entre la droite et l’extrême droite » dont l’influence politique ne cesse de prendre de l’ampleur.
Les chaînes Bolloré prospèrent sur un terrain fertile
« Bolloré est arrivé à un moment où le terreau médiatique était déjà favorable à l’extrême droite », retrace l’historien spécialiste des médias, Alexis Lévrier. Depuis son rachat du groupe Canal + en 2015, l’homme d’affaires possède aujourd’hui une multitude de canaux de diffusion allant des médias (dont C8, Canal+, CNews, les radios Europe 1 et RFM, Télé-Loisirs, Geo, Gala, Voici, Femme actuelle, Capital, Le Journal du Dimanche) jusqu’aux maisons d’édition.
« C’est comme ça qu’il crée des effets de circularité médiatique, où les mêmes idées, les mêmes mots, les mêmes images sont reprises d’un média à l’autre, en donnant l’impression que ces idées, ces images, ces mots sont normaux, sont banals, et qu’on doit les accepter », analyse l’historien.
À l’approche des législatives, la machine Bolloré tourne à plein régime
Depuis l’annonce de la dissolution, la machine Bolloré tourne à plein régime. « Là, de manière très visible, de façon très spectaculaire, les politiques ont besoin de Bolloré, et vont solliciter son soutien », commente Alexis Lévrier à propos du rendez-vous entre Vincent Bolloré et Éric Ciotti qui a précédé le ralliement du député LR au parti de Marine Le Pen. Dès le lendemain du 9 juin, le président du parti de droite s’est directement vu accorder une interview sur CNews.
Ce n’est pas tout, la radio Europe 1, également détenu par Vincent Bolloré a lancé une “émission spéciale politique” présentée par Cyril Hanouna. Elle sera maintenue durant les trois semaines de campagne législative. « En direct, quelqu’un racontait que son grand-père était un ancien SS et qu’il ne fallait pas les stigmatiser », s’exaspère l’historien.
L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), a adressé une mise en demeure à Europe 1. Elle reproche à la radio son manque de « mesure et d’honnêteté » dans l’émission de Cyril Hanouna, On marche sur la tête. Le Monde a par ailleurs publié une enquête sur la surreprésentation de l’extrême droite dans cette émission et la manière la station a « caviardé » les replays pour passer entre les fourches caudines de l’Arcom.
Jamais l’extrême droite n’a été si proche de parvenir au pouvoir et c’est en grande partie à Vincent Bolloré qu’elle le doit
Le géant médiatique mise gros pendant cette période législative et met manifestement tout en place pour faire triompher le Rassemblement National. Pour Alexis Lévrier, « il y a des choses totalement incroyables qui se jouent. Bolloré met en œuvre ses troupes comme un chef de guerre en rompant complètement avec les conventions signées avec l’ARCOM. »
« Jamais l’extrême droite, en contexte démocratique, n’a été si proche de parvenir au pouvoir et c’est en grande partie à Vincent Bolloré qu’elle le doit », conclut le spécialiste en histoire des médias.
Un contexte faisant écho aux années 30
Le contexte actuel évoque à beaucoup celle des années 1930. Dans une tribune publiée dans le Monde le 21 juin, la chercheuse Claire Sécail pointe la similarité entre l’anti-bolchevisme de cette période et la décrédibilisation progressive de la gauche, aujourd’hui, incarnée par le Front populaire.
« La disqualification de la gauche est le ciment d’une coproduction médiatique entre le pouvoir macroniste et le groupe du milliardaire ultraconservateur Vincent Bolloré, qui participe activement à la polarisation de la société », écrit-elle.
Alexis Lévrier abonde et souligne la « violence de ton » retrouvée sur les plateaux de Cnews et l’ensemble de ces médias à l’encontre des étrangers, des musulmans… Avec pour doctrine « la désignation d’un ennemi de l’intérieur dont la nation doit se purger pour se régénérer », comme l’explique Alexis Lévrier.
Le rassemblement national au pouvoir et les médias
Si le Rassemblement national accède au pouvoir, le projet politique et civilisationnel que porte Vincent Bolloré gagnerait en légitimité et continuerait sa domination du champ médiatique. Pour Alexis Lévrier, la pluralité journalistique sera sérieusement menacée en cas de victoire du parti d’extrême droite.
« Le parti fera pression sur l’Autorité de la régulation audiovisuelle (ARCOM) pour que Bolloré puisse conserver son empire. Au sein des médias privés, ils pourraient favoriser les médias en phase avec l’idéologie Bolloré en jouant sur les aides à la presse. On entrera dans une ère où le journalisme sera en danger comme en Hongrie ou en Italie », prévient l’historien.
A contrario, « si l’extrême droite ne gagne pas, il va le payer parce qu’il y avait des mesures qui s’apprêtaient à être prises », explique Alexis Lévrier.
« L’extrême droite nous fera entrer dans une démocratie illibérale, c’est-à-dire où toutes les libertés publiques, notamment les libertés de la presse, reculeront de manière drastique », conclut l’historien.
Lisa Sourice et Sélim Krouchi