Depuis plusieurs années déjà, Anas Daif explore les expériences des personnes racisées en France à travers sa page Instagram et son podcast “À l’intersection”. Pour son premier livre, il s’ouvre sur sa propre expérience, celle d’un homme arabe, français, musulman, queer, de quartier. Des violences subies à sa santé mentale, en passant par sa déconstruction, Anas décrit son cheminement pour faire la paix avec ses traumatismes, mais surtout aider sa communauté à se libérer et à repenser la lutte intersectionnelle. Entretien.
Le titre de ton essai peut laisser entendre que tu as pris conscience de ta condition d’arabe en France à un moment précis. Comment cela s’est passé ?
La France m’a fait devenir arabe avant que je ne le sache moi-même. Je ne me souviens pas d’un moment clé où j’ai pris conscience que j’étais arabe. Mais en écrivant ce livre, j’ai réalisé que c’était tout un processus au cours de ma vie, miné de fierté évidemment, mais aussi de beaucoup de violences symboliques. C’est ce processus qui a fait que je suis devenu arabe aux yeux de la France et que mon positionnement géographique dans Paris est tributaire d’une histoire coloniale.
Il y a aussi le parcours migratoire de mes parents qui rentre en compte. Au cours de l’écriture, je me suis rendu compte de tous ces moments où ma race a plus ou moins conditionné le reste de ma vie. Par exemple, quand j’étais en première littéraire, le prof d’histoire a dit avec dédain aux cinq personnes blanches au premier rang “Vous, vous pouvez aller à Sciences Po, mais les autres, c’est mort”.
Quand on est une personne racisée, on n’est jamais maître de l’image qu’on renvoie de soi
Toutes les microagressions que je me suis mangé, les contrôles au faciès, le fait d’avoir été scolarisé en ZEP et de voir qu’une grande partie de ma communauté est issue de classe populaire… C’est cet ensemble qui fait qu’on devient arabe ou noir aux yeux de la France. Et quand on est une personne racisée, on n’est jamais maître de l’image qu’on renvoie de soi. La classe dominante, les politiques, les médias vont définir la façon dont on va nous percevoir dans la vie de tous les jours. Par exemple, les personnes asiatiques étaient perçues comme minorité modèle jusqu’au Covid où elles sont devenues sources potentielles de danger aux yeux du monde occidental.
Tu as commencé à écrire ton essai en France et tu l’as terminé au Maroc. Est-ce que tu estimes que la boucle est bouclée ?
Le chapitre que j’ai écrit au Maroc n’était même pas censé exister. Je suis parti en janvier 2024 pour voir ma famille. Ça faisait deux ans et demi que je n’y avais pas mis les pieds. Je me suis pris une grosse claque parce que je me suis rendu compte, pour la première fois, que je n’étais pas racisé là-bas, que j’étais juste moi, que je n’étais même pas perçu comme arabe. J’étais un citoyen comme un autre. Je marchais dans la rue, personne ne me calculait, la police faisait moins peur.
C’est en me faisant tous ces constats que je me suis dit que je devais peut-être écrire quelque chose là-dessus, sans savoir que ce serait le dernier chapitre. Je me suis mis à écrire et j’ai réalisé que c’était vraiment la conclusion qui répondait plus ou moins au premier chapitre et au titre du bouquin. Finalement, c’était logique de terminer là où mes parents avaient commencé. Ce sont les prémices de mon existence.
L’écriture a répondu à une forme de détresse concernant le fait de vivre dans un pays qui ne nous accepte pas, qui ne nous aime pas
À la base, le livre devait sortir en mars 2023 et il devait se terminer sur une note plus ou moins positive, sur l’espoir des luttes transnationales et internationales à mener, sur la nécessité de créer une internationale intersectionnelle antiraciste et sur la nouvelle génération qui brille. Mais en réalité, ce n’était pas l’état d’esprit dans lequel j’étais. Quand j’ai écrit ce chapitre, deux semaines s’étaient écoulées après le vote de la loi Immigration. On était à un tournant historique où si on ne se battait pas assez, si on n’était pas assez nombreux, on risquait de tomber dans le fascisme pur et dur. On commence à y être, mais ça ne peut qu’empirer dans les années à venir. Donc, je suis arrivé au Maroc vraiment blasé, je voulais juste me ressourcer là-bas. Et c’est quand j’ai pris du recul avec la France que j’ai pris conscience que ce pays était vraiment violent.
L’écriture a répondu à une forme de détresse sur ce que j’avais au fond de moi concernant le fait de vivre dans un pays qui ne nous accepte pas, qui ne nous aime pas. Ça ne veut pas dire que je ne me sens pas français. Mais, malgré tout, je porte cette charge raciale sur le dos et c’est compliqué.
Finalement, ça t’a permis aussi de repenser tes liens avec le Maroc ?
Il y a deux idées. Premièrement, j’ai beaucoup critiqué dans le dernier chapitre les jeunes issus de l’immigration qui ont une image fantasmée de leur pays et qui vont parfois reproduire les schémas d’oppression qu’ils vivent en France. Pour moi, cette méconnaissance du pays provoque aussi la mort de l’âme. Au même titre que le fait d’être constamment renvoyé à une identité qui n’est pas la nôtre. Je pense que le cheminement pour une décolonisation complète de l’esprit doit passer par une connaissance profonde de son pays d’origine. C’est une part de nous, c’est dans notre ADN, dans nos gènes, c’est partout.
On a le droit d’être vulnérables, de prétendre à n’importe quelle vocation, on a le droit de pleurer, de s’habiller et de parler comme on veut
Il faut se reconnecter à nos racines. Il y en a beaucoup qui vont les mettre de côté parce qu’ils estiment qu’elles ne sont pas assez dignes par rapport à l’Occident. Moi, je leur dis qu’elles le sont tout autant. Deuxièmement, c’est important que mon récit soit publié, car je sors plus ou moins de l’image que les médias se font du stéréotype de l’arabe. Dans le bouquin, je dis que j’écrivais des fanfictions. Quel rebeu de quartier écrit des fanfictions dans leur tête ? J’écoutais Tokyo Hotel quand j’étais plus jeune, j’avais ma phase emocore, j’étais fan de Charmed et Buffy contre les vampires. En montrant que je ne suis pas comme les autres, je voulais réhumaniser les arabes et montrer qu’il y a autant d’expériences de l’arabité que d’arabes en France.
On a le droit d’être vulnérables, de prétendre à n’importe quelle vocation, on a le droit de pleurer, de s’habiller et de parler comme on veut. Personne ne doit nous attaquer à coups d’injonctions à une arabité, à une négritude stéréotypée ou à une masculinité hyper toxique. C’est un appel à célébrer son individualité et à célébrer toutes les personnes de sa communauté, de ces communautés, tous les Français aussi, peu importe leur milieu social, leurs origines. C’est dans la différence qu’une force se crée. Et c’est dans cette force qu’on peut aussi lutter.
Dans ton livre, il y a une grosse part d’intime. Est-ce que l’écriture a été compliquée ?
L’écriture des deux chapitres dans lesquels je parle de l’intersection entre le fait d’être arabe, queer, musulman et français a été compliquée. Ces chapitres sont un appel à ma communauté, pas un appel à me tolérer, mais à m’accepter et à m’accueillir comme je suis totalement. Je me suis rendu compte que des vies étaient en jeu, qu’il y avait des personnes queer racisées qui se donnaient la mort, qui étaient rejetées, qui n’avaient pas de modèle, pas de but de survie.
Moi, j’étais dans ce cas et c’est pour ça que j’ai été transparent avec mon combat pour la santé mentale. C’est souvent l’issue d’années de harcèlement, d’années de performance d’une identité, d’une masculinité qui n’est pas la nôtre. Et tout ça mène à des comportements à risque et à des tentatives de suicide comme celle que j’ai pu faire. Il fallait absolument que j’en parle parce que des personnes qui me ressemblent en souffrent. Ça a été un jeu d’équilibriste pendant plusieurs mois d’écriture : comment je vais faire pour, à la fois, pointer du doigt l’homophobie dans ma communauté et éviter de donner du grain à moudre à l’extrême droite. Finalement, j’ai réalisé que c’était facile.
Je ne peux pas être libre du point de vue racial si je ne le suis pas du point de vue de mon orientation sexuelle
Mon bouquin part du point de vue situé d’un mec rebeu de quartier qui a grandi autour de personnes noires et arabes toute sa vie. L’homophobie est partout, mais je parle de ma communauté, car c’est celle que je connais. Ce sont mes gens et c’est parce que je les aime que je suis aussi vindicatif et en colère. Je sais qu’on peut mieux faire en tant que communauté. J’en ai parlé dans une perspective de survie parce que, le jour où on arrivera à une équité raciale, j’ai peur que les personnes qui cumulent plusieurs identités soient marginalisées. Je ne peux pas être libre du point de vue racial si je ne le suis pas du point de vue de mon orientation sexuelle. Comme je ne peux pas être libre si mon voisin ne l’est pas non plus.
Cette performance de la masculinité pour te préserver du regard de la société, c’était un mécanisme de défense ?
Oui et c’est pour ça que j’ai commencé le chapitre “Assemblage requis” par une citation de Rihanna et SZA : “Quand je regarde à travers la fenêtre, je ne trouve pas la paix de l’esprit”. Je cite aussi une autrice chicana, Gloria Anzaldua, pour expliquer que j’ai réussi à acheter la paix sociale, mais que je n’ai toujours pas trouvé la paix de l’esprit. Je savais qu’à un moment ou un autre, à force de performer, j’allais tomber de la scène et clamser. J’avais l’impression d’être prisonnier de mon propre corps, d’être prisonnier de quelque chose que je n’étais pas. Et ça m’empêchait même de cultiver des relations amicales, familiales, transparentes et honnêtes parce que j’avais l’impression qu’on m’aimait pour ce que je projetais, mais pas pour qui j’étais.
Cette performance de la masculinité est mortifère. Elle tue des jeunes, elle réduit l’espérance de vie. En écrivant ce livre, je me suis rendu compte que cette exigence de performance, en plus de provoquer des effets mentaux, avait aussi de vrais effets physiques sur les hommes arabes et noirs qui essayent de montrer que rien ne peut les toucher alors qu’ils sont vulnérables pour la plupart. Je pense qu’en embrassant cette vulnérabilité, on peut construire des générations moins traumatisées et surtout libérer les nôtres. À partir du moment où on arrive à se libérer des chaînes de cette performance, c’est plus facile de penser le monde et la lutte.
Qu’est-ce qui t’a permis de te libérer ? De te sauver ?
Mon père m’a sauvé la vie. Quand j’ai fait mon coming-out, il m’a directement pris dans ses bras et m’a dit qu’il sera toujours là pour moi. Jusqu’à maintenant, il n’a jamais failli à sa mission. Je me considère comme un survivant. J’ai déjà été sauvé par mon père. Et si on ne m’avait pas sauvé quand j’avais avalé des médocs, je ne serais pas là aujourd’hui. Après mon passage en hôpital psychiatrique, je me suis dit que je n’allais plus jamais passer à côté de ma vie. Cette mentalité m’a guidé jusqu’à maintenant et elle a guidé aussi le processus d’écriture.
Je voulais que personne d’autre ne passe à côté de sa vie à cause de conventions sociales qui finalement font plus de mal que de bien aux gens. Quand j’ai commencé à étudier la question queer pour le livre, je me suis rendu compte qu’à chaque fois que je me présentais comme j’étais, on me rejetait partout. Dans ma communauté ethno-religieuse, je suis vu comme l’homme de la maison et dès que je montre ma queerness, généralement, on me met de côté.
Je n’ai pas envie de devoir tout le temps paramétrer mon identité en fonction des milieux dans lesquels je suis
Dans la communauté queer, je fais face à des problématiques de fétichisation et de racisme sexuel. Et chez les personnes blanches, beaucoup me voient comme un délinquant ou un terroriste potentiel et ma queerness va me permettre d’être plus accepté. Mais moi, je n’ai pas envie de devoir tout le temps paramétrer mon identité en fonction des milieux dans lesquels je suis. Ce bouquin est un doigt d’honneur à tous ceux qui veulent qu’on s’efface ou qu’on efface une partie de nous pour leur propre confort. Je refuse d’être mis dans des cases. Vous allez apprendre à aimer qui je suis, à aimer ce patchwork identitaire que je représente.
Propos recueillis par Lilia Aoudia
Crédit photo @Charlotte Steppé