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Fania Noël, militante, docteure en sociologie et enseignante-chercheure au Pratt Institute à New York, présente dans ce livre les Féminismes Noirs en Amérique du Nord et en Europe dans toute leur diversité et leur complexité. Ces courants de pensées sont observés sous différents angles, l’autrice y explore les questions de genre, la prison, l’espace domestique, les corps, les féminismes blancs. Interview.

Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs ce que vous entendez par Féminismes Noirs, et en quoi est-ce différent de l’afroféminisme ?

Libertalia m’a contactée pour que j’écrive sur l’afroféminisme, mais je voulais écrire sur les Féminismes Noirs plus largement, étant donné que j’avais déjà écrit sur le premier sujet. Le Féminisme Noir est une catégorie générale qui recouvre tous différents types de féminismes des personnes noires, dans les pays d’Afrique et des Caraïbes, mais aussi les communautés noires en situation de minorités de la diaspora. Ces termes ne sont pas interchangeables.

L’afroféminisme fait partie des Féminismes Noirs, mais les Féminismes Noirs ne se résument pas à l’afroféminisme

L’Afroféminisme n’est pas la même chose que le Black Feminism, qui n’est pas la même chose que le féminisme sénégalais, etc. Ces différents courants ne recouvrent pas la même histoire. En clair, l’afroféminisme fait partie des Féminismes Noirs, mais les Féminismes Noirs ne se résument pas à l’afroféminisme.

Vous parlez du concept d’identity politics, c’est un terme que l’on a beaucoup entendu lors de la campagne de Kamala Harris. Que veut réellement dire ce terme ?

Le fait que le réductionnisme identitaire ou la politique de représentation soient nommées à tort “identity politics” (politique de l’identité), c’est une forme de révisionnisme intellectuel. Cela a d’ailleurs beaucoup énervé les créatrices du terme qui ont trouvé leur concept dévoyé.

Ce concept a été repris et vidé de son sens jusqu’à en inverser la signification, à la fois par la gauche puis par la droite. L’identity politics ou la politique de l’identité, est initialement une forme de politique par et pour les “minorités”. Une volonté de se concentrer sur son oppression propre, avec l’idée qu’il n’y a personne de plus qualifiée que nous-mêmes pour défendre nos propres intérêts. Le Combahee River Collective, une organisation féministe lesbienne radicale majeure, l’expliquait dès les années 1970.

La politique de représentation, au contraire, consiste à mettre en avant des personnes d’une communauté en espérant que cette représentation seule permettra des avancements. Elle se dégrade souvent en réductionnisme identitaire, qui réduit la personne à un rôle de token, dont la seule présence permettrait d’évacuer tout questionnement plus large.

La seule politique basée sur l’identité, et qui fonctionne, c’est celle de la majorité

On peut prendre l’exemple d’Emmanuel Macron. Il se défend de ne pas être réactionnaire, puisqu’il avait un premier ministre homosexuel. Évidemment, ça n’a pas de sens si l’on regarde ses politiques réactionnaires.

On parle souvent de politique identitaire pour les minorités, mais ce qu’il faut comprendre, c’est que la seule politique basée sur l’identité, et qui fonctionne, c’est celle de la majorité. Ce sont les blancs et les hommes qui, statistiquement, doivent changer le plus, en termes d’attitudes réactionnaires, de libéralisme économique.

En parlant d’hommes blancs, vous dites que le fait noir dépasse la notion de genre, pouvez-vous expliquer cette notion ?

C’est simple, en réalité, le genre est toujours racialisé. On est avant tout une femme noire ou un homme noir, c’est quasiment un genre en soi, pour reprendre le titre de l’article “My gender is black”. Cela est dû au fait que le fait noir est extrêmement déstabilisateur, et ce, dans le monde entier. On peut citer l’exemple du phénomène d’hypersexualisation, on le retrouve en Afrique du Nord avec les traitements réservés aux migrantes ou plus anciennement avec les eunuques, mais aussi en Asie, en Europe… Les personnes noires sont souvent réduites à des corps.

D’une manière générale, tout le monde est racialisé à différentes échelles, la blanchité enferme dans d’autres cadres très précis. La masculinité hégémonique blanche est l’un d’entre eux. On observe aussi un backlash (retour de bâton) envers le féminisme qui est devenu beaucoup plus mainstream et qui voudrait remettre les femmes, notamment blanches, dans des cadres de type tradwife (épouse traditionnelle).

Nombre d’hommes poussent pour qu’elles intègrent ce mode de vie consistant à déléguer tout pouvoir politique à leur mari et à abandonner leur indépendance économique en les faisant quitter le travail au profit d’une domesticité servile.

Les hommes de ce monde ont une impression de perte de pouvoir qu’ils tentent de regagner par tous les moyens

Cela est lié à un ressentiment vis-à-vis de la massification des idées progressistes dans la société. Les hommes, pour la plupart, n’ont pas été socialisés, y compris les plus jeunes, à adhérer à des idées féministes. Par ailleurs, nous sommes dans un capitalisme tardif, et les hommes n’ont pas les moyens financiers d’entretenir une femme et un foyer à eux tout seul. Ils veulent la tradwife mais sans la tradwife money.

Ils aimeraient donc une femme à la maison, mais qui travaille, ce n’est pas possible et ça entretient du ressentiment. Un ressentiment qui fait que de plus en plus de personnes, de plus en plus jeunes, se radicalisent vers le masculinisme. Les hommes de ce monde ont une impression de perte de pouvoir qu’ils tentent de regagner par tous les moyens, y compris le pouvoir politique, mais aussi légal, sur les décisions et le corps des femmes.

À travers la question de la prison et des mises en cause d’hommes noirs dans des cas de violences sexuelles et sexistes, vous pointez les “pièges” faits aux féministes noires. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Pour rappeler le contexte, beaucoup de mouvements anticolonialistes ont cajolé les hommes noirs et ne les ont pas poussés à adopter une forme de radicalité sur certaines questions. Ils ont ainsi pu rester, pour certains, dans une forme de conservatisme.

Les Féminismes Noirs en Amérique du Nord et en Europe sont marqués par les dynamiques de sexisme et de violences sexuelles subies par les femmes noires dans les organisations noires. En témoignent la Déclaration politique de la Coordination des Femmes Noires et celle du Combahee River Collective. Frederick Douglass, par exemple, qualifia Sojourner Truth d’inculte tout en soutenant des suffragettes blanches qui justifiaient le lynchage d’hommes noirs.

De même, Eldridge Cleaver, des Black Panthers, a reconnu avoir commis des viols, affirmant avoir d’abord ciblé des femmes noires dans les ghettos pour « s’exercer », avant de perpétrer des viols en série sur des femmes blanches, qu’il présentait comme des actes politiquement motivés.

Face à ces violences et ces contradictions, les féministes noires ont analysé et dénoncé l’hypersexualisation des hommes noirs, utilisée pour légitimer des violences raciales, comme l’a démontré Ida B. Wells dans ses travaux sur les lynchages.

Dans certains cas, il y a aussi une certaine mentalité de type “on n’est pas des victimes” et l’apologie de la force qui va de pair avec une adhésion à des valeurs conservatrices.

Il se reproduit ainsi au niveau politique le même type de mécanismes qu’au niveau domestique, dans le sens où l’on attend des femmes noires qu’elles soient des femmes fortes, fragiles, désirables… Mais aussi qu’elles soient le gardien de leurs frères. De l’autre côté, on n’attend pas des hommes qu’ils grandissent.

Quand un homme noir est mis en cause, il y a souvent une injonction à la solidarité

On retrouve cette idée dans un certain nombre d’organisations politiques dont ces femmes font partie, où l’on attend également d’elles qu’elles soient les « petites mains » du mouvement.

Et quand un homme noir est mis en cause dans des cas de violences sexistes et sexuelles, il y a souvent une injonction à la solidarité ou a minima au silence. Ces femmes devraient « dépasser leurs sentiments » pour ne pas risquer de pénaliser les mouvements de libération noirs. Et cela ne se limite pas aux pays où les personnes noires sont en minorités, il en est de même dans les pays à majorité noire où la femme est une forme de « mère universelle » qui doit prendre soins de ses fils.

Qu’est-ce que la notion de “chez-soi” que vous développez, et comment s’articule-t-il avec les questions féministes ?

Dans mon œuvre, la question du « chez soi » se pose autour de la question suivante : « Quelle est la limite du chez-soi, quand l’État est susceptible de s’immiscer chez vous via les services sociaux ou quand votre vie est un débat public : la manière dont vous élevez vos enfants, ce que vous faites de votre argent, etc ? »

En plus de cela, c’est aussi une question de conditions matérielles, quand elles ne permettent pas d’avoir un chez-soi décent, de l’espace, etc. Il est plus que probable que cet état des choses se répercute sur votre quotidien, y compris très jeune. On peut prendre l’exemple, dans certaines familles, de la place et du rôle des filles aînées qui sont amenées à prendre de grandes responsabilités.

Plus tard, cela se retrouve dans le couple entre une charge mentale importante, qu’elle soit domestique ou au travail. Ces situations peuvent aussi s’accompagner de violences sexistes et sexuelles. Tout cela rend d’autant plus complexe la constitution d’un chez-soi au sens féministe.

On a aussi des situations de mères célibataires qui ne sont pas prêtes à accepter de rester dans des relations néfastes pour elles. Ce qui est une très bonne chose, mais ce qui fragilise leur quotidien et minimise leur espace d’intimité.

Que diriez-vous aux personnes qui pensent que le salut des communautés noires se trouve dans une forme de capitalisme noir ?

Le capitalisme noir est pour moi lié à une idée masculiniste du pouvoir. On a, encore une fois, une sorte de mentalité de type « on est pas des victimes, on est fort, donc on doit être comme les forts » et les forts dans notre société, ce sont les capitalistes, ceux qui oppriment les autres.

Pour moi, c’est une réelle limite d’imagination de beaucoup de militants noirs. Certes, il y a une hégémonie politique importante, mais le capitalisme comme système n’est structurellement pas fait pour nous.

Il y a la rengaine : « on peut tous être entrepreneur », et ensuite, on pourra embaucher une femme de ménage pour se libérer de la charge mentale et des contraintes quotidiennes. Mais qui sera cette femme de ménage ? Ce sera encore et toujours les femmes noires et racisées.

Ce qu’il faut attendre, ce n’est pas l’avènement d’un capitalisme noir, c’est l’abolition du capitalisme, pour les noirs et pour toutes les autres communautés

Par essence, l’argent n’est pas illimité, on ne peut pas tous être milliardaire. Le principe même d’être riche, c’est de pouvoir être servi. Et qui continuera à servir si ce n’est des gens de nos communautés qui sont aujourd’hui marginalisées.

Ce qu’il faut attendre, ce n’est pas l’avènement d’un capitalisme noir, c’est l’abolition du capitalisme, pour les noirs et pour toutes les autres communautés.

Évidemment, en attendant, il y a énormément de choses à faire, je ne dis pas qu’il faut être attentiste. Il faut se soutenir, s’aider entre communautés et au sein de leur communauté.

Est-ce que vous voudriez ajouter quelque chose ?

J’aimerais parler des élections qui arrivent d’ici deux ans en France. C’est affligeant de remarquer que le spectre politique, quel qu’il soit, a un problème à adresser la question du racisme. S’ils peuvent reconnaître, pour certains, qu’il y a du racisme, c’est pour nier ou éviter de parler du néocolonialisme, des frontières, de l’exploitation, ce qui n’a aucun sens. Et j’inclus une partie de la gauche aussi.

La question du racisme est souvent entendue comme « il faut traiter les personnes racisées comme des français comme les autres ». Mais ça pose la question de ce que veut dire être Français, et surtout qu’est-ce que ça dit des personnes qui vivent du racisme et qui ne sont pas Françaises ?

Propos recueillis par Ambre Couvin

Photo Gaël Rapon

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