L’ouvrage s’intitule Barbès Blues; il aurait pu tout aussi bien s’appeler Paris Blues. Des cabarets arabes du 5ᵉ arrondissement, aux boîtes de nuit des Grands Boulevards plus au nord, Hajer Ben Boubaker revient sur deux facettes oubliées de la capitale : Paris la maghrébine, qui accueille ou maltraite la main d’œuvre venue d’ailleurs, et les Maghrébins de Paris qui transforment et s’approprient la ville sur leur passage. Une tentative de justice mémorielle qui résonne avec l’histoire actuelle. Entretien.
Pourquoi vous êtes-vous attelée à l’écriture de Barbès Blues ?
C’est un sujet que je traîne depuis quelques années, mais il m’a fallu un certain temps pour trouver la forme d’écriture qui me convenait. J’ai vite compris que je ne voulais pas m’enfermer dans une forme d’essai classique. J’avais envie de mêler à la fois la grande histoire et la vie ordinaire, en collectant les témoignages de gens qui se sont battus dans cette ville, ou qui y ont tout simplement vécu.
En travaillant sur les musiques arabes depuis plusieurs années, le quartier de Barbès revient régulièrement comme un espace central. J’ai senti qu’on pouvait raconter une histoire à l’échelle locale, de faire de Paris un espace à raconter. Et puis, en tant que Parisienne, je suis très très attachée à Paris.
Je sentais qu’on n’avait pas le récit complet de la ville de Paris
Pourtant, quand tu grandis à paris, tu vis dans ton arrondissement, dans ton quartier. La ville, on ne la connaît pas vraiment. Je sentais qu’on n’avait pas le récit complet de la ville de Paris. En tout cas moi, je ne l’avais pas, alors qu’il y a une inscription maghrébine forte dans la ville, à Barbès ou encore à Belleville. Quand on la pratique assez, on sent cette inscription sans savoir d’où elle vient.
J’ai commencé la rédaction du livre en 2022 et je l’ai finalisé deux ans plus tard… disons en plein chaos politique. On nous répète sans cesse que certains ne sont pas chez eux. Alors que si, les gens sont chez eux depuis très longtemps. C’est une histoire dure et riche ; et belle et drôle.
Quelles sont les trouvailles historiques qui vous ont le plus surprises ?
J’ai appris que la gentrification est à l’œuvre depuis beaucoup plus longtemps qu’on ne le pense. Le 5ᵉ arrondissement n’a pas toujours été un quartier riche. Il y avait des hôtels qui hébergeaient des travailleurs algériens. Je ne m’imaginais pas la violence mise en place pour les chasser. J’ai revu le quartier différemment.
Avant de retirer ces couches d’histoire, la rue Monsieur le Prince pour moi, c’était juste la rue dans laquelle on a tué Malik Oussekine. Déjà à l’époque de sa mort, sa présence dans le 5ᵉ arrondissement passait comme improbable, comme si la présence d’un arabe dans ces lieux n’était pas normale. Alors qu’en réalité, c’est vraiment une rue d’Arméniens et d’Algériens.
La manifestation du 17 octobre 1961 a également été pensée dans ce quartier. Dans l’imaginaire collectif, le 17 octobre, ce sont des gens qui font le déplacement spécialement sur Paris. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas tout à fait vrai non plus. En écrivant ce chapitre, j’ai eu l’impression de retirer des couches de papiers peints.
Il y a une année sur laquelle vous vous attardez et qui fait froid dans le dos. Pouvez-vous nous dire deux mots sur l’année 1983 ?
J’ai choisi cette année, car elle évoque la marche pour l’égalité et contre le racisme. J’ai voulu montrer que la marche n’est pas juste une réaction à une agression au quartier des Minguettes. C’est une pensée quotidienne pour les personnes qui sont ciblées : tu peux te faire tuer par ton voisin parce que tu fais trop de bruit. Mais je ne voulais pas balancer un chiffre froid, donc j’ai inséré le nom des victimes.
Mais pour être honnête, 1983 est une année banale. On pourrait faire le décompte des morts racistes pour les autres années. J’avais des données pour 1982, pour 1984… C’est un continuum colonial.
On sait que l’accès aux archives, notamment sur la guerre d’Algérie est compliqué. Cela a-t-il affecté votre travail ?
C’est important de dire que je me base sur le travail d’historiens. Je n’ai pas écrit ce livre toute seule, mais il est vrai que lorsqu’on travaille sur les archives, on se retrouve avec des procédures administratives hyper compliquées. Il est difficile de comprendre ce qui est accessible et ce qui ne l’est pas. Où sont les fonds ? Qui y a accès ? Sur la guerre d’Algérie, une grosse partie des archives se trouvent encore en France et ne sont pas consultables par les chercheurs algériens. Quand les archives concernent un corps colonial, il y a encore des crispations.
La difficulté à laquelle j’ai été confrontée personnellement, c’est l’absence d’explications. Je me suis retrouvée face à un manque de données sur la question de l’héroïne alors que dans certains quartiers d’Orly, par exemple, on a presque une famille sur deux qui a perdu un membre. C’est frustrant, car toutes les archives n’ont pas été déposées, mais cela me tenait tout de même à cœur d’aborder cette tragédie.
Faut-il repenser la ville de Paris, créer des monuments qui rendent cette histoire de la diaspora maghrébine visible ?
Il faut leur laisser une place dans le récit et l’imaginaire. Mais pour autant, je n’en veux pas de plaques commémoratives pour des gens qui sont morts. Laissez les gens vivre dans leur ville ! Que fait-on des pauvres qui sont là depuis longtemps ? C’est une question qu’on peut encore se poser aujourd’hui. Surtout dans une ville qui connaît une politique anti-pauvres aussi forte.
J’ai vu le quartier changer, notamment Belleville. Quand j’étais petite, personne ne venait boire un verre à Belleville
Aujourd’hui, c’est impossible d’être propriétaire dans Paris. La question de l’immigration est intimement liée à la question de la classe sociale. Paris était une ville ouvrière jusque dans mon enfance. J’ai vu le quartier changer, notamment Belleville. Quand j’étais petite, personne ne venait boire un verre à Belleville.
La gentrification est un sujet important, mais cela passe également par des messages politiques qui font ressentir aux gens qu’ils n’ont pas leur place ici. Cela passe par des pratiques policières ou des politiques de surveillance. C’est un empêchement de vivre
Propos recueillis par Méline Escrihuela