« Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ? » La question posée plante un miroir face à une société qui entretient un rapport complexe et violent vis-à-vis des femmes qui portent le voile.
Dans son essai, Hanane Karimi, maîtresse de conférence en sociologie à l’université de Strasbourg, pointe notamment les conséquences de cette islamophobie sur les corps et les esprits des premières concernées. Elle y souligne également les effets combinés de l’islamophobie et du patriarcat sur ces femmes. Interview.
Votre livre montre la spécificité des conditions sociales des femmes musulmanes portant le foulard. Mais aussi le paradoxe des injonctions qui leur sont faites. Vous parlez de féminité hégémonique et de féminité paradoxale, est-ce que vous nous expliquer ?
Dans mon livre, je l’explique ainsi : « Dans le jeu de la domination, les femmes sont positionnées sur une échelle visant à évaluer leur conformité à la “bonne” féminité. Les “mauvaises” féminités (soit les mauvaises femmes, les femmes dangereuses) sont disqualifiées, caricaturées, méprisées et stigmatisées.
Elles incarnent à la fois une féminité hérétique, vis-à-vis des partisans de la nouvelle laïcité, et une féminité hégémonique, vis-à-vis des tenants d’une lecture orthodoxe de l’islam
Elles sont ciblées comme hérétiques à l’ordre hégémonique. Et les femmes qui représentent ces mauvaises féminités endossent une féminité paradoxale. Elles incarnent à la fois une féminité hérétique, vis-à-vis des partisans de la nouvelle laïcité, et une féminité hégémonique, vis-à-vis des tenants d’une lecture orthodoxe de l’islam. »
La féminité hégémonique fait référence aux représentations féminines, aux normes de féminité attendues, aux comportements qui y sont associés et qui sont valorisés socialement dans une culture donnée.
Comment en êtes-vous arrivée à vous poser ces questions-là. Est-ce par votre parcours personnel ou parce que c’était une question théorique peu abordée dans votre champ ?
Ce sont les deux ! Analyser la condition des femmes musulmanes sous le prisme de la féminité ou de l’exclusion de la classe des femmes, n’était absolument pas théorisé au regard de l’islamophobie en France. J’avais lu des travaux concernant les femmes noires aux États-Unis après le mouvement féministe des années 70, notamment ceux d’Angela Davis ou Patricia Hill Collins.
Le titre du livre fait d’ailleurs référence à celui de Bell Hooks : Ain’t I a woman ? Black women and feminism. Un jour, j’ai posé une question très simple lors d’un débat public au Sénat intitulé : La laïcité garantit-elle l’égalité femmes-hommes ? Il me semblait paradoxal d’exclure certaines femmes sous couvert d’égalité femmes/hommes. Je rappelais que derrière les foulards, il y avait des femmes.
J’ai été hué pendant des secondes ou des minutes qui m’ont parue interminables
Pour cette question, j’ai été hué pendant des secondes ou des minutes qui m’ont parue interminables. C’est à ce moment-là que tout se croise : la question élémentaire que je pose en titre de mon livre, les réactions qu’elle suscite et toutes mes lectures théoriques qui l’éclaire.
Ce qui est surprenant, c’est que vous êtes alors invitée en tant que représentante du Collectif « Femmes dans la mosquée ». Vous posez donc des questions féministes dans le champ religieux. Est-ce que les femmes musulmanes sont considérées comme des alliées du patriarcat de prime abord ?
Le problème, c’était surtout que je portais un turban. Mais oui, les femmes musulmanes sont considérées comme des ennemis. Si on relit le rapport de cette commission, sa logique est de construire un ennemi musulman qui serait le terroriste, puis l’islamiste, puis l’alliée de l’islamiste, ou en tout cas celle qui devient l’incarnation de cette poussée islamiste en France, la femme musulmane qui porte le foulard.
Ce cheminement amène à la conclusion qu’il faudrait prohiber le foulard. Il serait un signe de l’islamisation de la France et un danger pour la République. C’est également la thèse développée par l’extrême-droite dans les années 80-90, elle a fait son chemin et s’est largement diffusée dans tous les partis politiques.
Dans votre livre, Jinane (une des femmes portant le voile que vous interrogée) dit : « Ça ne fait pas longtemps que je marche droit, avec les épaules droites, j’ai toujours marché pliée ». L’islamophobie en France fait plier ?
À chaque fois qu’on me parle cette citation, j’ai des frissons. Quand Jinane me dit ça en interview, elle fond en larmes. C’est une illustration parfaite de l’incorporation du mépris social. Ce n’est pas juste dans la tête. Maboula Soumahoro (Maîtresse de conférences en civilisation, ndlr) dit que la racialisation « traverse nos corps et nos esprits ». C’est dans notre chair. Lorsque Jinane dit « ça ne fait pas longtemps que je marche droit », c’est qu’il y a une conscientisation et que, désormais, elle fait l’effort de marcher en se tenant droite, et plus courbée.
Il est très important de parler de l’incorporation de la haine
L’islamophobie a des effets concrets. Il y a celles qui ne peuvent plus se voir en miroir, celles qui détestent leur propre image. Quelque chose s’insère dans le regard et se reflètent dans le regard qu’elles posent sur elles-mêmes. Il est très important de parler de l’incorporation de la haine. L’islamophobie, ce n’est pas des affabulations, ce n’est pas que des mots. Pour l’exprimer, je reprends cette phrase d’une chercheuse : « Le regard hégémonique transforme nos corps, nos perspectives, nos affects, tout ! »
Une autre femme que vous interrogez, Mennel, dit ne pas subir d’islamophobie dans la vie de tous les jours, sauf au lycée. Elle a été confrontée violemment à l’islamophobie de ses professeurs. Est-ce que, parmi les femmes que vous avez interrogées, il y a une prégnance de l’islamophobie des structures de l’État : l’école, la justice, l’hôpital ?
L’école est le premier endroit où elles se confrontent à des personnes d’autorité, notamment au lycée, qui prennent le pouvoir du contrôle de leur corps et de leur apparence. L’exemple de Mennel montre bien un moment de bascule. Tout allait bien pour elle, jusqu’au moment où des enseignants l’ont reconnue à l’extérieur de son établissement avec son foulard. C’est à partir de là qu’elle a commencé à subir ce qu’elle nomme un acharnement par la direction de son établissement scolaire.
Les institutions publiques sont des lieux où se passent énormément de discriminations pour les femmes portant le foulard
Ils lui faisaient des réflexions sur sa manière de s’habiller, ils lui disaient par exemple, « ton pull est plus épais qu’hier ». Aux yeux de ces professeurs, les filles d’ascendance maghrébine portant le foulard ont trahi la promesse et l’engagement que des enseignants avaient vis-à-vis d’elles.
Elles basculent alors, aux yeux du corps professoral, dans le camp de l’ennemi et sont perçues comme des personnes à discipliner. Effectivement, les institutions publiques sont des lieux où se passent énormément de discriminations pour les femmes portant le foulard, au point où elles anticipent le coût de se rendre dans de tels espaces et les évitent.
Vous concluez sur ce qui se passe dans le champ académique. Il y a, en France, une forme de panique sur le fait que la question des rapports sociaux de race serait partout dans l’université. Pourtant, les chercheurs souhaitant aborder ces enjeux sont souvent confrontés à de grandes résistances. Vous en témoignez…
Depuis mon expérience en tant que visiting scholar aux États-Unis, j’ai pris du recul sur le seul espace que je connaissais c’est-à-dire l’espace français. Dans quel déni j’étais ! J’ai mis du temps à regarder en face ce que j’ai dû traverser pour en arriver là.
En France, on est dans un espace qui est hégémonique et qui refuse de se voir hégémonique
Quand on regarde les panels des professeurs aux États-Unis, on se dit qu’il a un problème en France. Il y a une réelle diversité au sein des professeurs là-bas, alors qu’en France, on est dans un espace qui est hégémonique et qui refuse de se voir hégémonique.
La sociologie, c’est la déconstruction, c’est déconstruire tout ce qui est naturalisé et qui paraît normal. Je n’ai jamais rencontré des personnes aussi peu déconstruites sur elles-mêmes que certains sociologues français. On nous dit que nous sommes obnubilés par la race. On nous dit à nous, chercheurs non-blancs, que nous aurions un biais. Parce que nous sommes concernés, il nous serait impossible d’être objectifs !
Mais c’est un faux problème, le réel problème est que l’hégémonie blanche à l’université se sent menacée par des recherches sur le racisme, l’intersectionnalité ou les approches décoloniales.
Propos recueillis par Miguel Shema
Crédits photos : ©DalalTamri