Le 15 mai 2024, alors que les indépendantistes Kanak se soulèvent contre l’élargissement du corps électoral, le Premier ministre annonce la mise en place de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie. Mais aussi du blocus de l’application TikTok sur l’archipel.
Suite à cette mesure inédite, la Quadrature du Net, la Ligue des droits de l’Homme et une organisation de jeunesse kanak (Mouvement Kanak) ont saisi le Conseil d’État d’un référé-liberté le 17 mai. Jeudi 23 mai, le Conseil d’État a rendu sa décision et ne suspend pas le blocage, faute d’urgence.
Pour Noémie Levain, juriste à la Quadrature du net, cette décision est inquiétante pour le respect des libertés publiques. Interview.
Sur quoi se fonde le gouvernement pour justifier ce blocage et en quoi est-il inédit ?
Cette mesure est inédite non seulement par son effet, mais aussi par sa justification en droit. À l’annonce du blocage, on a d’abord présumé que l’interdiction tirait son fondement de la loi de 1955 relative à l’état d’urgence. Depuis une réforme en 2017, ce texte permet en effet au Premier ministre de couper l’accès à des moyens de communication s’ils contribuent à provoquer au terrorisme ou à en faire l’apologie.
Cela révèle l’urgence, voire l’impulsivité avec laquelle le gouvernement a agi
On a alors initié le recours. Mais en réponse à ce référé-liberté, le gouvernement a répondu qu’il utilisait la théorie des circonstances exceptionnelles. Admise par les juges il y a une centaine d’années, c’est un peu l’ancêtre de l’état d’urgence, mais jurisprudentiel. Ainsi, comme l’a relevé l’avocate de la LDH à l’audience, nous sommes en présence d’un double régime d’exception. Selon nous, cela révèle l’urgence, voire l’impulsivité avec laquelle le gouvernement a agi. Les autorités semblent avoir décidé de bloquer le réseau social avant de déterminer sa justification en droit.
Au-delà de ces questions juridiques, c’est la première fois qu’une démocratie occidentale bloque l’accès à un réseau social. Nous l’avons rappelé à l’audience : les seuls autres pays qui ont bloqué TikTok à ce jour, sont l’Afghanistan, la Somalie et l’Inde. En Europe, les autres pays regardent avec inquiétude ce qu’il se passe. Il existe des règles européennes qui interdisent ce genre de mesure, mais elles ne s’appliquent pas en Nouvelle-Calédonie.
L’imaginaire colonial et la distance géographique jouent beaucoup, on sent dans les prises de position du gouvernement que la Nouvelle-Calédonie sert de terrain d’expérimentation et que l’État ne se permettrait pas un tel blocage en métropole. Des associations étrangères, spécialisées comme nous en droit du numérique, suivent attentivement la situation. Nous avons aussi été contactés par des journalistes de Belgique et même des États-Unis.
Dans votre communiqué du 17 mai, vous mentionnez “la toxicité” de TikTok. Pourquoi cette application suscite-t-elle autant de polémiques et de vigilance, jusqu’à devenir ici l’unique cible de l’interdiction gouvernementale ?
TikTok cumule plusieurs enjeux. Un de nos grands combats se fait à l’encontre des réseaux sociaux privés en général et les algorithmes fondés sur la marchandisation des données et le contenu sensationnel, voire haineux. C’est un modèle que l’on dénonce. La Quadrature du Net promeut des formes de réseaux sociaux alternatives et décentralisées. Derrière les problèmes de censure, il faut penser d’autres manières de s’exprimer à terme, en se réappropriant les moyens de communication et les espaces numériques.
Concernant TikTok, ce qui semble la distinguer des autres, c’est son algorithme très addictif et “toxique” justement parce qu’il cible surtout des usagers très jeunes. Pour nous, le problème ne réside pas dans les ingérences des pays étrangers, mais réellement dans le contrôle par des entreprises privées.
Mais en l’occurrence, pourquoi bloquer TikTok en Nouvelle-Calédonie et pas un autre réseau ? C’est une très bonne question qui a d’ailleurs impacté l’audience. Le gouvernement avait mentionné au média Numerama la désinformation sur l’application et l’ingérence de l’Azerbaïdjan. À l’audience, ses représentants ont davantage insisté, et de manière totalement assumée, sur la volonté de cibler la jeunesse car, selon leurs observations, les profils des usagers correspondaient aux profils des émeutiers.
Aucune preuve n’a été fournie avant que le juge n’accorde 24 heures supplémentaires à l’État pour en rassembler. Des captures d’écran de contenus sur TikTok ont été communiquées, puis ont fuité et été rendues publiques par le média Politico. Finalement, les pièces fournies montrent des partages d’informations, des expressions politiques plus ou moins radicales, de la contestation envers la police et les milices. Pas d’appels à la violence ou à la révolte.
Y a-t-il eu, à votre connaissance, des formes de résistance ou des alternatives à cette restriction en Nouvelle-Calédonie ?
De ce qu’on sait, oui, il y a eu des recours à des VPN et à d’autres réseaux. Couper TikTok ne va pas arrêter les émeutes ni empêcher les personnes de s’exprimer et de s’organiser. Ce qui est assez hallucinant, c’est que le gouvernement lui-même, pour minimiser sa mesure à l’audience, a fait valoir que les jeunes pouvaient toujours utiliser des VPN et d’autres réseaux sociaux. Le juge a suivi ce raisonnement en considérant qu’il n’y avait donc pas d’urgence à rétablir TikTok. C’est ne pas comprendre la spécificité de chaque réseau social. Couper entièrement un site internet aujourd’hui, c’est comme empêcher un média de publier.
On interdit un réseau au lieu de comprendre l’origine des révoltes et du mécontentement
On interdit un réseau au lieu de comprendre l’origine des révoltes et du mécontentement. C’est une réponse politique que l’on constate à la Quadrature du Net depuis nos débuts. Il y a une mauvaise compréhension d’Internet chez les pouvoirs publics. Ce ne sont que les conséquences qui intéressent, mais les problèmes restent, et généralement migrent. Par exemple, le premier combat de l’association était contre Hadopi, qui sanctionnait le téléchargement illégal. En réaction le direct download puis le streaming ont explosé. Il y avait une volonté de consommer de la culture de manière gratuite et les pouvoirs publics, au lieu de reconnaître un vrai phénomène de société, ont réprimé
Comment observez-vous la décision du Conseil d’État de ne pas neutraliser le blocage ?
Ne pas sanctionner ce réflexe autoritaire est très inquiétant. Si cette jurisprudence ne valide pas exactement la décision du gouvernement, elle ne la censure pas, à défaut d’urgence. En d’autres termes : ce n’est pas si grave.
C’est un signal politique dangereux pour la démocratie. Le Conseil d’État est une juridiction avec laquelle on se confronte souvent. Elle aurait pu faire passer un message fort et exercer son rôle de contre-pouvoir, mais tolère un élargissement des pouvoirs du gouvernement et une atteinte sans précédent et totalement disproportionnée aux libertés.
Comment envisagez-vous la suite ? Un recours est-il possible ?
Pour continuer dans la voie de notre référé-liberté, la seule option serait d’aller devant la CEDH, ce qui n’est pas à négliger compte tenu de la gravité politique de la situation. Nous voulons continuer à la dénoncer.
La France doit sentir qu’elle est isolée en la matière. Dans notre recours, on a cité des jurisprudences de la CEDH sur les coupures d’Internet ou d’accès à des sites, et ce sont des sanctions contre la Russie ou la Turquie. En parallèle, un recours pour excès de pouvoir porterait sur l’examen de la légalité et de la proportionnalité du blocage. En cas de retour de TikTok, la mesure serait examinée rétroactivement et la jurisprudence ferait alors cas d’école pour le futur.
Après la mort de Nahel Merzouk, Emmanuel Macron avait déjà évoqué la possibilité de « couper les réseaux sociaux » lorsque « les choses s’emballent ». Assiste-t-on à une dérive sécuritaire en la matière ?
C’est notre analyse. Il y a eu des révoltes en banlieue, mais au lieu d’analyser et de politiser la situation, l’État dit que c’est la faute des réseaux sociaux et étouffe la contestation. Le gouvernement, après cette prise de parole d’Emmanuel Macron, avait convoqué les plateformes (Snapchat, Meta…) à l’Élysée pour qu’elles censurent proactivement certains contenus, ce qu’elles avaient fait.
Suite à ça, il y a eu un rapport de sénateurs qui contenait des propositions dans ce sens (le rapport de la Commission des Lois du Sénat du 10 avril 2024, présente par exemple l’idée de couper “certaines fonctionnalités” des réseaux sociaux comme la géolocalisation ou les lives).
La répression s’intensifie sur les réseaux sociaux et très souvent au nom de l’anti-terrorisme
En 15 ans d’existence, on a constaté que les politiques ne comprennent pas les réseaux sociaux. Ils ont des réflexes répressifs, plutôt que compréhensifs ou régulateurs. C’est autoritaire, mais aussi très paternaliste. Toute cette politique se traduit par une inflation des législations d’urgence et d’exception depuis des années. On considère que toute radicalité politique est dangereuse et à réprimer alors qu’il y a toujours eu des critiques virulentes des institutions, de l’État, de la police…
C’est sain et nécessaire en démocratie. La transformation de la perception du discours radical est quelque chose qu’on observe et qui nous intéresse de plus en plus. La répression s’intensifie sur les réseaux sociaux et très souvent au nom de l’anti-terrorisme.
Propos recueillis par Louise Sanchez-Copeaux
Photo : Imen Labraoui