Être blanc, c’est souvent ne pas avoir conscience de l’être. Un privilège ou avantage que ne connaissent pas les personnes non-blanches. L’écrire, c’est s’attirer les foudres de celles et ceux (nombreux en France) qui ne voient pas les couleurs ni surtout l’aspect systémique du racisme.
Dans leur ouvrage “La domination blanche” aux Éditions Textuel, les sociologues Solène Brun et Claire Cosquer attaquent la question de front. Un livre pour « arrêter de considérer que le racisme est l’affaire des personnes non-blanches ». Interview.
Dès le premier chapitre, vous définissez ce qu’est l’identité blanche. Pourquoi c’est important et que pouvez-vous en dire ?
Claire Cosquer : On a cette idée qu’être blanc, cela se voit de façon évidente. En réalité, ce n’est pas aussi simple. Il fallait donc expliquer la zone d’instabilité de cette définition.
Tout d’abord, c’est quelque chose qui n’est pas stable dans le temps. Un même groupe a pu, à un moment, être catégorisé comme non-blanc, puis l’est devenu, ou inversement. Mais tout dépend aussi du lieu. Une même personne peut être incluse dans le groupe blanc à un endroit donné, et pas à un autre. Et ça, ça dépend des histoires coloniales, des liens entre le pays d’origine et le pays dans lequel elle se trouve et de grands rapports de pouvoir qui se sédimentent dans l’histoire.
Ce qu’il faut ajouter, c’est qu’il y a pas mal d’endroits où entre personnes blanches, on ne se pose même pas la question de se reconnaître comme blanc ou pas. C’est quelque chose qui est non dit, invisible. C’est une première brique à poser quand on veut analyser ces relations de pouvoir. Il faut pouvoir dire : là, il y a une identité sociale, ce n’est pas rien. Ce n’est pas un néant, au contraire, c’est quelque chose de significatif, et il faut commencer par le visibiliser pour ensuite le détricoter et le comprendre.
Solène Brun : Le meilleur moyen de convaincre que quelque chose est construit socialement, c’est d’en faire l’histoire, d’en retracer les évolutions. C’est donc important de pouvoir donner des exemples, de raconter comment les personnes qui se considèrent blanches ont commencé, à un moment donné, à s’appeler “blancs” et à mobiliser cette identité.
Vous décrivez la possibilité pour les personnes blanches d’ignorer leur blanchité, ce qui n’est pas possible pour n’importe quelle personne racisée. Comment est-ce que cela s’inscrit dans des rapports de domination ?
Claire Cosquer : La race est un rapport de pouvoir, qui ressemble à certains égards à bien d’autres rapports de pouvoir. De la même façon, c’est facile d’ignorer qu’on est un homme, car on n’est pas constamment rappelé à ça. C’est beaucoup moins le cas quand on est une femme. On pourrait faire un raisonnement relativement similaire sur la classe, sur le handicap, etc. Les positions dominantes ont le confort de pouvoir s’ignorer.
De plus, dans le contexte francophone, on a tendance à refuser de dire la race qui ajoute une couche de silence. On a donc un premier silence qui relève de la position dominante, et un deuxième qui est spécifique à la question raciale.
Solène Brun : Par ailleurs, puisque la position blanche est caractérisée par le fait d’évoluer dans un relatif silence, les tentatives de le briser font parfois face à des réactions violentes. On va avoir un phénomène de dénégation très virulent, y compris au point de considérer que se faire appeler blanc est comparable à une insulte. C’est intéressant de voir à quel point c’est un silence actif, c’est un silence aussi qui est protégé.
Comment aborder la question de l’intention, celle de la responsabilité individuelle ou systémique autour des questions de privilège blanc ou de domination blanche ?
Solène Brun : il y a un intérêt à parler en termes de privilèges blancs dans un premier temps et à prendre au sérieux cette notion. S’il y a du racisme, donc de l’oppression et un désavantage à être perçu comme non blanc, alors il y a un avantage à être perçu comme blanc. On essaie d’expliquer pourquoi, globalement, nier l’existence de privilèges associés à la position blanche, revient à nier l’existence du racisme. On cherche à rendre compte de son caractère presque arithmétique.
Ceci étant dit, il y a une vision à la fois très individualiste à penser les choses en termes de privilèges, mais aussi assez statique (on a les privilèges ou on ne les a pas). Et c’est là où la notion de domination nous paraît plus intéressante. Elle permet à la fois de parler de ce qu’on a, mais aussi de ce qu’on fait pour reproduire la domination. On peut ainsi penser le processus par lequel cette domination se maintient.
Claire Cosquer : Ce n’est pas sans lien avec la question de l’intentionnalité. On n’aura jamais les moyens de savoir quelles sont les intentions sincères de quelqu’un. Ce n’est pas un problème de sciences sociales. En revanche, ce qu’on peut documenter, c’est la façon dont l’intentionnalité est encadrée. Elle l’est par des grandes forces structurantes qu’on appelle socialisation. Il s’agit de la manière dont on va construire la “normalité”, d’un point de vue qui se veut neutre, non marqué, qui est supposément universel, et qui serait le point de vue blanc. C’est donc regarder ce qu’on fait, et comment est-ce qu’on apprend à faire, à se comporter comme tel.
Ça ne veut pas dire qu’on est forcément conditionné à 100 % à reproduire ou à intérioriser du racisme et qu’on n’a pas de marge d’action individuelle. Ne pas penser l’intentionnalité ne veut pas dire qu’on ne pense pas la responsabilité.
Vous évoquez également les différents types de réaction des personnes blanches au fait d’interroger leur position dominante, notamment dans la dernière partie du livre ?
Solène Brun : On parle de ces réactions dans notre dernier chapitre, en commençant par parler du suprémacisme blanc. Il me paraissait important de rappeler que la défense de la blanchité est au cœur d’un projet de terreur. On parle d’Oslo, de Christchurch, de Hanau, de Buffalo, qui illustrent la très grande dangerosité, mais aussi la très grande actualité de ce terrorisme blanc.
Un grand nombre de ces terroristes se réclament de manière très explicite de la thèse du grand remplacement de Renaud Camus
C’est aussi l’occasion de montrer qu’il y a aussi une contribution très française à cela. En fait, un grand nombre de ces terroristes se réclament de manière très explicite de la thèse du grand remplacement, de Renaud Camus. Cette idée est en fait très classique des extrêmes-droite, on la retrouve à différents moments de l’histoire, avec des vagues successives, que ce soit le péril juif, le péril jaune, etc. On revient également sur les formes moins extrêmes et beaucoup plus banales de réactions défensives de la blanchité, à travers notamment la popularisation de l’idée d’un “racisme anti-blanc”.
On aborde par ailleurs les formes de désinvestissements de l’identité blanche. C’est-à-dire les procédés par lesquels les personnes du groupe majoritaire tentent de se distinguer de la position dominante blanche, précisément parce qu’elle est dominante et que cela peut s’avérer inconfortable dans certaines situations ou certains milieux sociaux.
Claire Cosquer : On voit moins ce type de dédouanement là en France, qui n’a pas le même type d’identification très forte à une identité ethnique, par comparaison aux États-Unis. Mais quand on lit “ceux qui parlent de privilèges blancs n’ont jamais vu un blanc pauvre”, c’est la même mécanique. C’est faire passer l’identité de classe avant l’identité raciale, pour dire que finalement, si on est pauvre, alors on n’a rien à voir avec la domination blanche.
Quelles sont donc les relations entre classe et race ?
Solène Brun : Au début du livre, nous faisons l’histoire de ce champ de recherche. Évidemment, les pionniers sont des auteurs et autrices noir.es aux États-Unis, qui depuis leur position noire dominée pensent la condition blanche. Les chercheurs qui vont s’y intéresser sont des historiens très proches du marxisme. Leur travail s’articule notamment autour d’une grande question : Comment se fait-il que bien qu’il y ait eu une grande masse de blancs tout à fait exploités du point de vue de la classe, et qu’ils ne se soient pas alliés aux esclaves ? Qu’est-ce qui a fait qu’il n’y a pas eu une alliance par intérêts de classe contre les bourgeois blancs ?
Les questions de classes ne sont pas du tout ignorées des recherches sur la race
Le sociologue W.E.B. du Bois parle de salaire psychologique de la blanchité, qui permet d’expliquer que même si les blancs sont en situation très défavorable, ils auront toujours la “satisfaction” de se considérer supérieurs aux noirs. Tout cela pour dire que les questions de classes ne sont pas du tout ignorées des recherches sur la race. Et pour comprendre les complexités des structurations de classes, il est intéressant de penser la question raciale.
Quelles sont les prochaines étapes de la déconstruction de la domination blanche ?
Solène Brun : La déconstruction de la blanchité équivaut en fait à atteindre une situation d’égalité radicale entre personnes blanches et non-blanches. À ce titre, ça n’est pensable qu’à très long terme. Nous ne la connaîtrons probablement pas de notre vivant. Ceci étant dit, on a sans doute un rôle à jouer, très modestement, en tant que sociologues.
Il faut arrêter de considérer que le racisme est l’affaire des personnes non-blanches
On commence l’ouvrage en parlant d’un article de Raoul Peck, un réalisateur haïtien majeur, dans lequel il dit cette phrase : “La France est dans le déni et ses enfants n’ont plus le temps.” La première chose à faire, c’est d’en sortir. On conclut en disant qu’il faut inverser le sens du problème, c’est-à-dire d’arrêter de considérer que le racisme est l’affaire des personnes non-blanches, mais que c’est en fait le problème des Blancs.
En outre, l’extrême droite n’a jamais été aussi forte, et la position défensive de la blanchité non plus, en Europe et ailleurs dans le monde. Et ça, c’est extrêmement préoccupant. Il est donc urgent d’ouvrir tous ces débats.
Propos recueillis par Ambre Couvin