Cette semaine, Thu-An Duong  et Chiguecky Ndengila, les fondatrices de Bissai Media publient le premier numéro de leur revue annuelle FACE B aux Éditions Faces Cachées consacrée à la thématique de la langue.

Dans un contexte où la visibilité des contenus indépendants est soumise aux algorithmes, la revue FACE B aspire à revenir à une forme plus traditionnelle de transmission, afin de faire vivre, page après page des récits authentiques et intemporels.

Une revue pensée comme un outil militant, afin d’offrir à toutes les personnes en recherche identitaire « la possibilité de lire des récits racontés par des personnes qui leur ressemblent ». Interview.

Votre revue se consacre à la question de langue. Quels effets ont eu les politiques d’assimilation, sur le rapport des individus à leur langue d’origine ?

Thu-An Duong : Le projet d’assimilation est très lié à celui de la francophonie. Dans certains de nos pays d’origine, le français est imposé comme langue nationale. Lorsque nos parents viennent en France et parlent déjà français, cela renforce l’idée qu’il vaut mieux parler français plutôt que la langue d’origine. Cela fait partie du cercle de la colonisation : le français a été imposé comme langue dans nos pays, et aujourd’hui, des enfants nés d’autres cultures en France n’ont comme langue que le français.

D’un côté, on est constamment confronté à notre altérité, et de l’autre, on essaie de se conformer, mais ce n’est jamais suffisant

Chiguecky Ndengila : Personnellement, j’ai eu une période où je rejetais beaucoup ma culture et cherchais à me conformer aux attentes de la « francité ». Cela crée une forme de névrose : d’un côté, on est constamment confronté à notre altérité, et de l’autre, on essaie de se conformer, mais ce n’est jamais suffisant. En conséquence, on ne se sent ni pleinement français ni vraiment connecté à notre pays d’origine, car on ne maîtrise pas tous les codes. Je trouve que c’est un aspect sous-estimé et qu’on ne prend pas suffisamment en compte l’impact que cela peut avoir sur la santé mentale des personnes racisées.

Comment utilisez-vous la langue française, historiquement chargée de représentations et de significations, pour servir votre démarche militante ?

Chiguecky Ndengila: À titre personnel, j’ai beaucoup questionné mon privilège lié à la maîtrise du français. Je me suis interrogée sur le privilège que cela m’apporte, sur la place qu’il occupe dans ma vie, ainsi que sur le poids historique, émotionnel et racial qui l’accompagne.

L’article de Franck Lao dans la revue m’a beaucoup aidée à faire la paix avec ce constat, que je ne peux pas changer. Je ne parle pas ma langue d’origine, mais je cherche plutôt à me réapproprier le français, que ce soit à travers l’argot ou en constatant qu’il intègre de plus en plus des marques de nos langues d’origine respectives. À travers mon travail, je peux utiliser cette langue et ses mécanismes pour dénoncer l’impérialisme et le néocolonialisme. Pour moi, réaliser que j’ai des privilèges, c’est important, c’est une réalité, mais ce qui compte, c’est de décider comment je les utilise et comment je me remets en question.

Nous pouvons utiliser la langue française de manière à ce qu’elle soit pleinement représentative de qui nous sommes

Thu-An Duong : Il n’existe pas une seule version de la langue française, mais plusieurs. Lorsque nous utilisons la langue française dans nos récits, nous pouvons le faire de manière à ce qu’elle soit pleinement représentative de qui nous sommes. Le but de cette revue, et de ce numéro en particulier, est de dire que : vous êtes légitimes dans vos identités françaises, dans vos identités multiples.

La non-transmission de la langue d’origine est souvent source de souffrance. Quels chemins se dessinent alors pour les personnes qui cherchent à renouer avec leur culture, lorsque leur langue leur a été en quelque sorte refusée ?

Chiguecky Ndengila : Ce n’est pas évident de se construire quand on ne parle pas sa langue maternelle. Ce qui m’a aidée à avancer, c’est de prendre conscience que je fais partie d’une diaspora, en fait, que je suis le fruit de cette migration. J’avais assisté à une conférence dans laquelle Nadia Yala Kisukidi évoquait l’idée d’un « Septième Continent ». Le continent des diasporas, où l’on se retrouve entre différentes cultures. Ce qui nous rassemble, c’est ce mélange entre nos cultures d’origine et notre expérience du pays d’accueil, en l’occurrence la France. En fait, j’appartiens à ce « continent » différent, avec mes propres codes, ma culture, mon langage et mes références, et je me sens moins entre deux chaises.

Ce n’est pas entièrement ma responsabilité si je ne maîtrise pas ma langue, c’était presque inévitable

Pendant longtemps, je culpabilisais de ne pas parler ma langue d’origine, de reprocher à mes parents de ne pas me l’avoir apprise. Mais en apprenant davantage sur l’histoire, je réalise que je suis simplement le fruit d’un projet colonial et d’une politique assimilationniste qui ont réussi. Ce n’est pas entièrement ma responsabilité si je ne maîtrise pas ma langue. C’était presque inévitable.

Dans cette revue, vous avez fait le choix d’adopter l’écriture inclusive, une démarche encore rare dans le monde de l’édition. Pourquoi ?

Chiguecky Ndengila : Nous écrivons déjà de manière inclusive dans tous les contenus que nous proposons. Pour nous, il est important d’être le plus inclusif possible, même si ce terme est devenu un peu galvaudé et peut prêter à confusion. Actuellement, c’est la méthode d’écriture qui permet le mieux d’adopter une approche non genrée, même si nous sommes conscients de ses limites et des critiques qui peuvent y être formulées.

Il était essentiel pour nous de travailler avec des personnes alignées sur nos valeurs

Thu-An Duong : C’est vrai que c’est rare dans le monde de l’édition et c’est pour cela que, nous avons fait un choix conscient de collaborer avec Faces Cachées. Nous souhaitions que cette revue soit portée par une majorité de personnes issues des diasporas, et il était essentiel pour nous de travailler avec des personnes alignées sur nos valeurs. Des personnes qui allaient nous comprendre et nous laisser la liberté artistique et politique de défendre les sujets qui nous tiennent à cœur.

Dans la dernière partie, La langue des âmes, vous expliquez que la réappropriation culturelle est un processus qui permet de renouer avec ses racines. Comment s’inscrit votre revue FACE B en tant que ressource dans ce processus ?

Chiguecky Ndengila : Tout d’abord, on a essayé de créer une pluralité d’expériences, parce que, rien que dans notre équipe fondatrice, on n’a pas du tout le même rapport à la langue. L’idée était qu’il y ait un peu de contenu pour tout le monde, pour que chacun puisse trouver des pistes de réflexion.

Si la langue cristallise beaucoup de choses dans notre identité, elle n’est pas la seule composante qui légitime notre appartenance à une communauté

Nous avons décidé de terminer avec un chapitre qui ouvre le débat, peu importe le rapport que l’on a avec sa langue. On y trouve des témoignages de personnes qui ont choisi d’apprendre leur langue et y sont parvenues, de celles qui ont fait la paix avec l’idée de ne pas l’apprendre, ou encore de celles qui suivent des cours. C’est le fil conducteur de la revue : nous espérons proposer des ressources qui accompagnent sans culpabiliser. Même si la langue cristallise beaucoup de choses dans notre identité, elle n’est pas la seule composante qui légitime notre appartenance à une communauté.

Thu-An Duong : Il était essentiel que ce projet soit porté par des personnes concernées. Trop souvent, dans l’édition ou d’autres domaines, nos histoires sont racontées, mais pas par nous. Elles finissent alors déformées, romancées ou biaisées. Nous tenions à ce que les personnes en recherche identitaire puissent lire des histoires authentiques qui viennent de personnes qui leur ressemblent.

Propos recueillis par Amina Al Bouazzaoui

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