Ton père, Mustapha Derkaoui est le fil conducteur de ton livre. Brancardier, boxeur amateur, champion de Normandie, entraîneur bénévole… Selon lui, la boxe est un sport de classe. Explique-nous ?
Au départ, mon père n’avait pas de lecture politique de son sport. Il le vivait la tête dans le guidon. Pourtant, il me parlait beaucoup des combats politiques de Mohamed Ali, l’un de ses modèles. En reparlant avec lui des années plus tard, il m’a confirmé que la boxe était pour lui un sport de classe. Quand je lui ai demandé pourquoi il ne m’avait pas conseillé d’en faire, il m’a répondu que je n’avais pas autant de démons à combattre. Il considérait que j’avais eu une vie moins éprouvante que la sienne. Certes, mes parents appartenaient à la classe “laborieuse” mais j’ai grandi dans un milieu et une ville moins complexes que ce qu’ils avaient connu. Grâce à mes parents, j’avais moins de choses à justifier sur le ring.
Dans ton livre, la championne du monde et autrice Aya Cissoko semble dire la même chose : elle ne conseillerait pas à sa fille de faire de la boxe, sauf si celle-ci le lui demandait.
Oui, elle a éclaté de rire en me disant “jamais de la vie ma fille ne ferait de la boxe”. Si Aya et mon père m’ont tous les deux dit ça – alors que ce sport leur a permis de contourner la misère sociale et retrouver confiance en eux – c’est peut-être qu’un monde sans boxe, c’est un monde sans classe sociale et sans capitalisme. Tous les boxeurs ne sont pas forcément d’accord avec ça mais celles et ceux que j’ai interviewé ont été touchés par cette conclusion.
Au fil de ton enquête, tu évoques la réappropriation de la boxe par les classes dominantes. Tu expliques que les adeptes des nouvelles salles citadines pratiquent une boxe individualiste et libérale. Peut-on parler d’une gentrification de la boxe ?
Bien sûr. Depuis 10 ans, des clubs gentrifiés se sont installés dans beaucoup de villes. Je parle là de clubs qui coûtent très chers et appartiennent à des chaînes. Sociologiquement, ce sont des bourgeois et des sous-bourgeois qui se rendent dans ces clubs. Ils ont l’argent pour le faire et veulent se mettre dans la peau d’un boxeur façon « banlieue chic ». De cette manière, les classes dominantes se rassurent et pensent qu’il n’y a plus de lutte des classes. Cela permet de verrouiller l’ordre social. En plus, les boxeurs des classes dominantes ne combattent pas entre eux, ils ne veulent pas risquer de porter atteinte à leur intégrité physique. Dans ces clubs, chacun tape dans un sac et boxe dans son coin, ils n’ont pas besoin de créer du commun pour se battre socialement, contrairement aux boxeurs des quartiers populaires.
Est-ce que le même rapport de classe se joue dans le MMA ?
Le MMA est un sport très récent, très impressionnant et qui brasse beaucoup d’argent. Je crois qu’il incarne un peu ce rêve d’ascension libérale par le sport de combat. Tu te dis que tu vas pouvoir en vivre, contrairement à la boxe. Tu y perçois aussi des inspirations issues des jeux vidéos – Street Fighter ou Tekken par exemple. La mise en scène autour des combattants montre que plus leur vie est dure, plus ils sont durs à leur tour. L’engouement pour ce sport cristallise, à mon sens, la période déprimante, violente socialement, dans laquelle nous nous trouvons.
Pour certains politique et les classes dominantes de manière générale, la boxe serait un « canalisateur » de la violence des jeunes. Plusieurs de tes intervenants réfutent ce terme qui délégitimise la colère des boxeurs et préfèrent parler d’exutoire, pourquoi est-ce plus approprié ?
Quand ces gens parlent de la boxe comme d’un canalisateur, ils responsabilisent les jeunes de leur supposée violence. Ainsi, ils font fi de l’environnement politique et social qui les impacte. De plus, ce terme-là n’est jamais utilisé pour parler d’un autre sport.
Le cumul des discriminations donne plus de rage sur le ring
Tu consacres plusieurs chapitres aux boxeuses. Aujourd’hui, leur image a changé pourtant elles restent moins bien payées, subissent des round plus courts et se trouvent parfois sous l’emprise de leur coach.
En fait, c’est comme si la boxe avait acquis les questions de racisme et de classes sociales tout en mettant de côté celle du genre. Pourtant, plusieurs entraîneurs m’ont dit qu’ils trouvaient ça plus intéressant de boxer avec des femmes car elles ont la niaque. Aya Cissoko le confirme : le cumul des discriminations donne plus de rage sur le ring.
A plusieurs reprises, tu parles de l’importance du sacrifice dans la boxe. Tu peux nous en dire plus ?
Dans la mentalité du boxeur, il y a cette idée qu’on a vu nos parents souffrir au travail et qu’il faut souffrir à notre tour. C’est pour cela que je fais le parallèle entre les clubs et les usines, entre les gestes répétés et le travail à la chaîne.
Tu as eu l’occasion de parler avec Christophe Dettinger, ce boxeur qui a défendu des manifestants face aux gendarmes lors des rassemblements de gilets jaunes. Tu le présentes comme quelqu’un de relativement vulnérable, c’est assez inattendu ?
Quand Christophe Dettinger a fait cet acte de défense, c’était un peu à l’arrache. Comme plusieurs gilets jaunes, il manifestait pour la première fois. Après cela, il a dû protéger ses enfants et s’effacer. Tu le sens marqué par tout cela. J’ai mis plusieurs semaines avant de pouvoir lui parler. En réalité, je crois que tous les boxeurs sont vulnérables car la société est violente à leur égard. Ils perdent confiance en eux à l’école puis au travail. Ils la retrouvent ensuite sur le ring. La boxe, c’est la dignité retrouvée.
Parmi les nombreuses symboliques qui gravitent autour de la boxe, il y a celle de la viande. Était-ce une évidence, pour toi, d’aborder cette thématique ?
Pas du tout. Jack London a été le premier a comparer le corps des boxeurs à un morceau de viande dans son récit « Un Steak ». Parallèlement, mon père a ressenti la même chose lorsqu’on l’a obligé à se mettre torse nu lors d’un gala. Il faut ajouter à cela les travaux de Loïc Artiaga qui fait le parallèle entre Rocky et la viande, puisque le personnage s’entraîne sur des carcasses dans un abattoir. Cela montre que le boxeur n’a que sa chair à vendre sur le ring. Et puis la viande, c’est aussi le symbole de la puissance. Dans les esprits, c’est la nourriture que tu manges avant de combattre.
A la fin du livre, tu consacres un chapitre aux groupuscules d’extrême droite qui se réapproprient aussi la boxe. Baye-Dam Cissé daterait leur engouement pour ce sport à partir du combat entre le boxeur Afro-Américain Floyd Mayweather et le combattant de MMA Irlandais Conor McGregor.
Pour les boxeurs d’extrême droite, ce combat illustre la revanche de l’homme blanc sur l’homme noir. Un peu comme lorsque Rocky affronte Apollo Creed. Ce mythe est l’héritage direct du combat entre l’Afro-Américain Jack Johnson et le Canadien Tommy Burns au début du XXe siècle. Il y a l’idée que la boxe devient leur terrain de revanche dans un contexte de guerre civilisationnelle. Les classes dominantes qui paient leur abonnement au Cercle ne partagent pas cette symbolique. Il y a donc différents degrés d’appropriation et de dangerosité. Cependant, l’un est le produit de l’autre.
Marthe CHALARD-MALGORN
Crédit photo : Guillaume ORIGNAC
« Rendre les coups » de Selim Derkaoui, éditions Le Passager Clandestin.