Lors des législatives, les figures du rap français se sont positionnés contre l’extrême droite. Certains l’ont fait maladroitement, disons. Depuis plusieurs années, beaucoup d’observateurs déplorent la dépolitisation de ce genre musical traditionnellement engagé. Le Bondy Blog a interrogé le journaliste Sindanu Kasongo, spécialiste du rap français et américain, afin d’évoquer ce phénomène de dépolitisation. Entretien.
Quand tu découvres le rap durant ton enfance, qu’est-ce qui te plait dans ce genre musical ?
J’ai découvert le rap à sept ans avec un morceau de breakdance qui s’appelait « Street Dance ». Là-dedans, il n’y avait aucun message politique, tu t’en doutes. Ma première claque a été le morceau « Fight the power » de Public Enemy. Mon anglais n’était pas au point à cette époque, mais l’énergie du clip était incroyable.
Tu vois des jeunes afro-américains mécontents dans les rues de New-York. Quand je découvre le rap français par la suite, cette musique devait forcément être consciente et politisée. J’écoutais NTM, Assassins puis le ministère A.M.E.R.
Ta conscience politique s’est éveillée au moment où tu découvres Public Enemy ?
Tout à fait ! J’avais 13-14 ans quand ma mère me donne à lire la biographie de Malcolm X avant de m’emmener voir le film de Spike Lee en 1992. Je me suis pris une gifle monumentale en le regardant. J’ai compris énormément de choses : les noirs subissent beaucoup d’injustice depuis beaucoup trop longtemps où qu’ils soient, le capitalisme ronge notre société… Étant congolaise, ma mère m’expliquait les liens entre Malcom X et Patrice Lumumba.
Quand je me suis mis au rap français, je me suis rendu compte que le fond du message était similaire. Le capitalisme qui ronge le peuple, le pouvoir qui n’écoute pas les jeunes de banlieue… Le rap m’a ouvert les yeux là-dessus.
Quand est-ce que tu as constaté la dépolitisation du rap français ?
Je l’ai remarqué assez rapidement. Je me souviens encore du passage de Jean-Marie Le Pen au second tour qui a été un véritable tremblement de terre ! Tous les rappeurs étaient motivés et se sont mobilisés. À l’époque, je travaillais dans une émission sur Générations avec Princesse Agnès, et nous sommes allés à Châtelet pour donner des tracts. Ça s’était fait spontanément et c’était quelque chose de normal. Il y avait Le Pen aux portes du pouvoir et on se devait de faire quelque chose.
À partir de cette époque, le rap a commencé à changer pour adopter une attitude nihiliste et de désenchantement. Les NTM, Solaar, IAM, utilisaient leur art pour interpeler les gens d’en haut et leur dire : « On est peut-être pauvre, on est noir ou arabe, mais on s’exprime bien. Et artistiquement, c’est très poussé. » Je pense qu’avec Lunatic et le morceau « Seul le crime paie » tout change, car il ne s’adresse pas aux gens d’au-dessus.
Le crime n’y est pas glorifié, mais il s’adresse surtout aux gens des quartiers. Ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose à mon sens. Je trouve que cette démarche manque de conscience, car désormais le message est : « Faisons du cash ».
À quand daterais-tu la bascule d’un rap conscientisé à un rap prônant le capitalisme ?
Durant les années 2010. L’argent est devenu la valeur supérieure. À l’époque, s’afficher avec quelqu’un de la droite ou de l’extrême droite signait la fin de ta carrière. Mais aujourd’hui, une partie des auditeurs diront : « Tant qu’il a pris son billet, c’est ce qui compte ».
Comment expliques-tu ce désenchantement dans le rap et les quartiers populaires de manière générale ?
Les anciens sont les produits de leur époque. On leur disait qu’en travaillant bien à l’école, en s’intégrant, ils finiraient par réussir. Malgré ces efforts, la situation est restée la même pour eux et ils n’ont pas bougé de leurs quartiers. Les plus jeunes générations l’ont perçu.
Si tu as une quarantaine d’années dans un quartier et que tu racontes sans cesse les mêmes histoires, que tu restes sur le même banc qu’il y a trente ans, on ne va ni t’écouter ni te respecter.
Une grande partie de la scène rap actuelle prône le capitalisme à travers les paroles. En quoi est-ce dérangeant selon toi ?
On est dans un modèle de société où il faut avoir de l’argent pour survivre et s’élever. En ça je rejoins Jay-z par exemple. Mais ce n’est pas suffisant, il faut une conscience ! L’argent n’achète pas tout ! L’assassinat de Georges Floyd aux États-Unis a rappelé aux afro-américains que malgré le fait d’avoir plusieurs membres de la communauté milliardaires, millionnaires et superstars, tu peux te faire tuer dans la rue comme un chien. Il faut davantage d’instruction dans notre culture pour connaitre les rouages de notre société et notre histoire.
Cette dépolitisation n’est-elle pas la résultante d’un manque de garde-fous de la culture hip-hop et de transmission en France ?
Il est vrai que contrairement aux États-Unis, nous n’avons pas de gatekeepers (ndlr : garde-fous). Le rap d’aujourd’hui est tout simplement à l’image du monde actuelle. Plus jeune, quand j’écoutais Chirac parler malgré mon désaccord avec ses idées, je me disais : « Lui, c’est quelqu’un. ». Parce qu’il avait l’éloquence, le vocabulaire. Quand j’entends des Bardella, Maréchal-Le Pen, Ciotti parler, il n’y a rien d’autre que du vide.
Aujourd’hui dans le rap, les artistes veulent tous être des mini-Macron : propres sur eux, aucune vague, la cupidité, mais derrière tout ça uniquement le vide. Alors qu’à l’ancienne les rappeurs s’apparentaient à Mélenchon : moins bien sapés, mais avec un vrai contenu derrière. Aujourd’hui tout a la même valeur, l’extrême-gauche et l’extrême-droite avec l’argent au-dessus de tout ça.
Selon toi, les auditeurs de rap sont-ils également devenus beaucoup trop permissifs, allant même jusqu’à tolérer des rappeurs d’extrême-droite ?
Les réseaux sociaux sont une bonne chose, car ils permettent beaucoup de choses. Cependant, tout le monde a une voix. Aujourd’hui, tu as des « médias rap » qui ne font que donner des nombres de ventes sur twitter. Par exemple, si Akhenaton vend 2 000 albums en première semaine, beaucoup diront : « Il a floppé, il ne fait pas de streams et personne ne l’écoute ». Aujourd’hui, très peu de médias effectuent un travail de fond, de filtrage entre le bon et le moins bon.
Peut-on encore prétendre faire du rap sans prendre position ?
Si c’est bien fait et qu’artistiquement ça apporte quelque chose, alors oui. Mais s’ils se retrouvent comme des pauvres footballeurs à qui on enjoint de prendre position. Avant d’interpeler des artistes, des sportifs, il faut se poser la question : Comment puis-je améliorer la situation ?
Il faut qu’on prenne personnellement nos responsabilités. J’accepte d’entendre que si Mbappé prend une position claire, ça aura un impact. Mais s’il perd son contrat ou s’il se blesse qui va le calculer ?
Prends le cas d’un Médine qui a mouillé le maillot sur plusieurs causes. Aujourd’hui, il n’a qu’une seule certification, pourtant toute sa musique est sur les plateformes. Il se bat depuis toujours contre l’extrême-droite et l’islamophobie, mais qui vient lui apporter de la force ? Aux Flammes, il a interprété « Gaza Soccer Beach » sorti en 2014 en soutien à la Palestine, mais est-ce que ce morceau est disque d’or ?
Propos recueillis par Félix Mubenga