Après deux mois d’attente, les élus des quartiers populaires ont découvert avec consternation la composition du gouvernement de Michel Barnier et l’absence de ministère dédié à la politique de la ville. « Ne pas prendre en compte les 6 millions d’habitant.es des villes populaires, c’est s’amputer d’une partie de la République, c’est laisser entendre que les tenants des discours les plus excluants auraient déjà raison », dénonce à ce titre l’association Villes et Banlieues.

Un signal inquiétant pour des quartiers en première ligne face à la hausse de la précarité ou encore la crise du logement. Pour Thomas Kirszbaum, chercheur associé au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (Ceraps) à Lille et enseignant, l’absence d’un ministère dédié traduit « un renoncement total du pouvoir macroniste à combattre la ségrégation urbaine, comme scolaire, et à apporter des réponses aux enjeux de la pauvreté ». Interview. 

La politique de la ville est la grande absente du gouvernement de Michel Barnier. Pour l’heure, aucun ministre ou secrétaire d’État n’est chargé de ce dossier. Comment-avez-vous accueilli cette nouvelle ?

Il faut attendre les décrets d’attribution pour savoir qui aura la responsabilité de ce sujet. Mais l’absence d’un ministère dédié, ou même d’un secrétariat d’État, indique déjà clairement que les quartiers populaires ne seront pas une priorité pour ce gouvernement – hormis évidemment sous l’angle sécuritaire.

La situation n’est pas complètement inédite dans l’histoire déjà longue de la politique de la ville. La première fois, c’était curieusement après la victoire de la gauche aux élections législatives de 1997. Martine Aubry avait pensé qu’on pouvait se passer d’un ministère de la Ville, synonyme à ses yeux d’un traitement à part, stigmatisant, des quartiers. Elle faisait le pari qu’on pouvait se passer d’une politique spécifique dès lors que les grandes politiques publiques (le « droit commun » dans le jargon de la politique de la ville) allaient se mobiliser. Sauf que 8 mois plus tard, elle s’est résignée à créer un ministère délégué, confié à Claude Bartolone. Le principe de réalité a prévalu : si le droit commun était organisé de telle sorte que ces quartiers soient traités équitablement, ça se saurait, et c’est pourquoi il y a en permanence besoin d’une politique spécifique.

Il ne suffit pas de changer la forme urbaine des quartiers pour faire disparaître la ségrégation

La situation actuelle évoque plutôt celle du gouvernement Villepin, entre 2005 et 2007. Jean-Louis Borloo avait été promu ministre de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, et toute référence directe à la politique de la Ville avait disparu. On était en plein démarrage du gigantesque chantier de la rénovation urbaine, porté par le même Jean-Louis Borloo. Et d’une certaine manière, l’absence de référence explicite à la politique de la ville lui permettait de concrétiser un rêve qu’il avait formulé à haute voix : celui d’une disparition de son propre ministère grâce à la politique de démolitions massives engagée par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) qu’il avait créée deux ans plus tôt. Là aussi, la réalité est revenue au galop : il ne suffit pas de changer la forme urbaine des quartiers pour faire disparaître la ségrégation.

D’une certaine façon, le ministère du Logement et de la Rénovation urbaine de Valérie Létard, une proche de Jean-Louis Borloo, reproduit la logique unijambiste de son prédécesseur, qui ne cachait pas son peu d’intérêt pour le volet social de la politique de la ville, alors que lui « s’occupait des choses sérieuses », c’est-à-dire de la rénovation urbaine. Mais il a été rattrapé par les révoltes de l’automne 2005. Au lendemain des révoltes, un rééquilibrage, au moins symbolique, a eu lieu avec la création d’une Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé) qui se voulait le pendant social de l’Anru.

La situation actuelle rappelle davantage encore celle du premier gouvernement d’Édouard Philippe où, durant 18 mois, on n’a pas eu non plus de ministère de la Ville. Ce qui pouvait s’expliquer par deux raisons essentielles. La première tient à l’identité du macronisme. Durant sa campagne de 2017, Macron n’avait rien annoncé de concret pour les quartiers. Par contre, ce qu’il a clairement exprimé, c’était sa volonté de rompre avec « l’ancien monde », celui des corps intermédiaires. Or la politique de la ville, qui repose sur des arrangements locaux entre préfets et maires, s’apparente à une politique des corps intermédiaires territoriaux. Soit tout ce qui était honni par le macronisme triomphant arrivant au pouvoir en 2017. Donc l’absence de ministère après son élection pouvait s’interpréter comme le signe de ce mépris pour les logiques de l’ancien monde. Mépris que Macron a exprimé avec fracas lors de l’enterrement en première classe du rapport Borloo.

Mais Emmanuel Macron a fini lui aussi par être rattrapé par la réalité, celle des élus territoriaux qui avaient organisé une véritable fronde au début de son premier quinquennat. Si bien qu’il a fini par recréer un ministère délégué qu’il a confié à Julien Denormandie au moment où démarrait le mouvement des Gilets jaunes.

On assiste depuis le début des années 2010 à un déplacement de la ligne de fracture entre d’un côté les métropoles, et de l’autre une catégorie fourre-tout

L’autre raison de l’effacement tendanciel de la politique de la ville dans les organigrammes gouvernementaux, c’est la domination progressive, dans le champ politique et médiatique, d’une nouvelle lecture des fractures territoriales popularisée par Christophe Guilluy et sa notion de « France périphérique ». Comme on l’a montré avec Renaud Epstein, pendant longtemps la représentation dominante des fractures territoriales opposait un centre et une périphérie toutes deux situées à l’intérieur des agglomérations urbaines. Avec le thème de la France périphérique, on assiste depuis le début des années 2010 à un déplacement de la ligne de fracture entre d’un côté les métropoles, et de l’autre une catégorie fourre-tout qui regroupe pêle-mêle le monde rural, les petites villes moyennes, voire le tissu périurbain.

Guilluy va plus loin que cette lecture binaire et simpliste, aujourd’hui tenue pour une évidence à droite et à l’extrême droite. Il considère que les habitants des quartiers populaires bénéficient non seulement d’une position géographique avantageuse au cœur des métropoles, mais aussi de la bienveillance coupable des élites « boboïsées ». Selon Guilluy, la politique de la ville n’est rien d’autre qu’une discrimination positive en faveur de ces quartiers, permettant d’y déverser des milliards, cela au détriment du vrai peuple, évidemment blanc, qui réside en dehors des métropoles et qui serait victime d’une sorte de discrimination négative. Cette thèse, factuellement inexacte comme l’ont montré nombre de chercheurs et de chercheuses, est devenue la toile de fond « intellectuelle » de tous les discours qui cherchent à délégitimer une politique de la ville perçue comme une politique qui accorde des avantages immérités aux Arabes et aux Noirs.

S’il n’y a pas de ministère chargé de la Politique de la ville, il y a un ministère chargé de la Ruralité dans le gouvernement Barnier. Ce qui peut renvoyer à l’opposition politique et médiatique qui est fait entre les quartiers populaires et les zones rurales.

On voit dans la constitution de ce gouvernement la concrétisation d’un rééquilibrage de l’action publique, voulu par la droite et l’extrême droite, au profit des territoires ruraux qui seraient les véritables « oubliés de la République », alors que les quartiers populaires seraient les « territoires perdus de la République ». Ceux qui vont le plus loin dans ce discours, ce sont évidemment Marine Le Pen ou Éric Zemmour. Mais pendant la dernière campagne présidentielle, Valérie Pécresse proposait déjà que pour chaque euro dépensé dans les quartiers de banlieue, il y aurait un euro au profit du monde rural.

Toute cette affaire a commencé en réalité sous le mandat de François Hollande. Derrière son mot d’ordre de l’égalité des territoires et son refus de toute discrimination positive en faveur des quartiers, il y avait sans doute un calcul électoral : les territoires de la périphérie des métropoles voteraient à l’extrême droite à cause d’un ressentiment de cet électorat envers des métropoles indûment privilégiées. Il s’agit alors d’envoyer un signal à cet électorat pour lui dire : pas la peine de voter pour l’extrême droite, on s’occupe de vous.

Il est frappant de constater que l’idée d’une solidarité nationale vis-à-vis de ces quartiers a totalement disparu du vocabulaire politique

On est aujourd’hui dans un moment assez particulier avec un gouvernement de droite qui a le pistolet de l’extrême droite sur la tempe. Dans ce contexte, il n’est pas très difficile d’interpréter l’absence de ministère de la Ville comme un gage donné au Rassemblement national qui dénonce depuis des années les prétendus milliards déversés en pure perte dans ces quartiers. Et Bruno Retailleau ne dit pas autre chose, lui qui dénonçait récemment les milliards de la politique de la ville qui servent à acheter la paix sociale, mais qui n’éloignera pas pour autant le spectre de la guerre civile…

Même quand ils sont moins extrêmes, ces discours sont quand même le symptôme d’une situation dans laquelle il est devenu politiquement impossible d’afficher une quelconque forme de solidarité ou de sollicitude envers ces quartiers qui n’ont plus rien de prioritaire que le nom. Il est frappant de constater que l’idée d’une solidarité nationale vis-à-vis de ces quartiers a totalement disparu du vocabulaire politique. On est à des années-lumière de Chirac, qui avait été élu en 1995 sur le thème de la fracture sociale et en appelait à un élan de générosité en faveur de la part souffrante de la société qui, dans le discours du candidat Chirac, était presque synonyme des quartiers de la politique de la ville. Depuis lors, une partie significative de l’opinion a été travaillée par les médias d’extrême droite, traumatisée aussi par les révoltes des quartiers et par la vague d’attentats. L’idée s’est installée dans une frange de la société que l’État en ferait trop pour une population suspectée de se complaire dans l’assistanat, tout en n’aimant pas la France.

L’ancienne secrétaire d’État chargée de la Politique de la ville, Sabrina Agresti-Roubache, avait elle-même dit que « la politique du chéquier » n’était pas la réponse aux révoltes urbaines de juin 2023…

Cette déclaration était stupéfiante au vu des maigres moyens de la politique de la ville et venant d’une ministre censée défendre les intérêts des quartiers populaires, dont elle n’a cessé de rappeler qu’elle y avait grandi. Cette déclaration ne fait que refléter la dégringolade d’une politique aujourd’hui délégitimée et qui n’est plus une priorité, même symbolique, pour les pouvoirs publics.

Ça ne veut pas dire que les quartiers ont disparu de l’actualité politique ou médiatique. Mais pendant longtemps, il y avait à la fois un discours de la compassion qui coexistait avec un discours stigmatisant une menace. Aujourd’hui, seules restent les paniques morales que suscitent régulièrement ces quartiers.

Après la mort de Nahel Merzouk et les révoltes urbaines qui ont suivi, certaines mesures sociales ont tardivement été annoncées dans le cadre du comité interministériel des villes. Des annonces minimes qui n’ont pour certaines pas été suivies d’effet. Ça vous étonne qu’il n’y ait eu quasiment aucune réponse sociale ?

Compte tenu de la dérive de plus en plus droitière du pouvoir macroniste, ce n’est pas du tout étonnant. Même Jacques Chirac, pendant les révoltes de 2005, avait tenu un discours faisant place à la dimension sociale de cette révolte. Il appelait d’ailleurs à lutter fermement contre les discriminations qu’il avait qualifiées de « poison pour la société ».

Il y a un renoncement total du pouvoir macroniste à combattre la ségrégation urbaine, comme scolaire, et à apporter des réponses aux enjeux de la pauvreté

Mais en 2005 comme en 2023, le gouvernement n’a tiré aucune leçon de ces mouvements de révolte. À commencer par ce qui aurait dû être l’un des grands chantiers de l’État, à savoir la réforme de la police et de ses rapports avec les populations racisées. Au lieu de mener ce travail ô combien nécessaire, le pouvoir actuel – mais c’était en partie le cas sous Chirac – préfère incriminer les parents. Ce déplacement des responsabilités est pour le moins problématique.

Au-delà même de la question de l’ordre et du rapport entre les jeunes et la police, on voit bien qu’il y a un renoncement total du pouvoir macroniste à combattre la ségrégation urbaine, comme scolaire, et à apporter des réponses aux enjeux de la pauvreté. Une pauvreté qui a augmenté très significativement en France ces dernières années, à la différence de la plupart des autres pays européens où elle a tendance à diminuer. Or on sait que les quartiers de la politique de la ville sont d’abord et avant tout les premiers réceptables de la pauvreté.

Propos recueillis par Héléna Berkaoui

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