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Depuis le 16 mars dernier, les membres les plus vulnérables de la communauté rrom (vivant en habitat précaire) traversent un épisode de terreur en Île-de-France. Une rumeur apparue d’abord sur les réseaux sociaux s’est diffusée dans le tissu social local (écoles, clubs sportifs) avant de provoquer une série d’attaques. A ce jour, La voix des Rroms et ses partenaires ont recensé 38 agressions : coups et blessures en pleine rue, menaces de mort et coups de feu à proximité des lieux de vie, incendies intentionnels etc…  Ces attaques ont connu un pic entre le 25 et le 26 mars.

Aujourd’hui, l’intensité de la violence a baissé mais la menace est omniprésente et la terreur des hommes, des femmes et des enfants ne s’est pas dissipée. La rumeur sur les réseaux sociaux reste à ce jour hors contrôle. La dernière attaque portée à notre connaissance a eu lieu le vendredi 5 avril à Bondy. Tandis que nous tâchons de mettre en œuvre avec nos partenaires et alliés la protection des personnes en urgence, certains d’entre nous, de nos amis ou de nos proches sont directement frappés par ces  violences.

Si, dans l’ensemble, les pouvoirs publics ont répondu jusque-là convenablement à la demande de protection policière d’urgence, il nous faut signaler que parmi les incidents il y a des insultes racistes proférés par un équipage de policiers en civil, entrés la nuit dans un lieu de vie à Bondy, ou des refus d’intervenir suite à des demandes de protection des personnes menacées en pleine nuit.

Un degré de déshumanisation pré-génocidaire

Nous tenons à saluer les équipes municipales qui ont pris des positions fortes et rapides en termes de protection des personnes et de démonstration de solidarité comme à Saint-Denis, Ivry, ou Stains ainsi que les individus, les collectifs, les associations locales qui ont répondu à notre appel à un sursaut antiraciste de terrain en multipliant les actes de bienveillance en direction des personnes menacées et qui sont leurs voisins.

A ce stade, La voix des Rroms s’est constituée partie civile dans deux procédures en cours, visant des perpétrateurs d’exactions. La seule décision rendue à ce jour par la justice est une condamnation à 18 mois de prison ferme.

Tout cela est encore largement insuffisant. Les enfants, les femmes et les hommes sont toujours en état de terreur et leur traumatisme aura des conséquences durables sur leur vie. Les enfants ont massivement déserté les écoles où il leur est déjà « en temps normal » difficile d’accéder ; la majorité des femmes et des hommes n’osent plus sortir de lieu de vie pour aller au travail ou faire les courses.

La voix des Rroms anime dans le cadre de ses activités courantes des ateliers de prévention des génocides à partir d’outils pédagogiques conçus avec le Conseil de l’Europe. Au matin du 26 mars, nous avons eu avec effroi le sentiment de passer de l’exercice à la réalité. D’où vient le danger ? Combien sont nos victimes ? Où est mon frère, ma sœur, mon père ? Où sont nos amis ? Qui sont nos alliés ? Le degré de déshumanisation atteint dans la représentation des communautés rroms lors de cet épisode est ressenti par nous comme pré-génocidaire. L’exclusion de l’état humain et de la dignité élémentaire qui lui est accordé de fait par chacun des semblables est une étape psychologique décisive sur le chemin des bourreaux vers le crime de masse. C’est un rouage du mécanisme des génocides. Il a été observé lors de l’extermination des juifs et des tsiganes, déjà durant la seconde guerre mondiale, des musulmans durant la guerre de Bosnie, des Yézidis lors du conflit syrien en cours.

Dans les médias, une absence d’empathie récurrente

Si ce processus de déshumanisation a provoqué des passages à l’acte dans un segment déterminé de la population, nous relevons dans le traitement médiatico-politique des événements une absence structurelle d’empathie pour les personnes attaquées de la part des commentateurs et des responsables politiques.  Dans le « Grand Décryptage », LCI a diffusé le 27 mars des images de délits présumés commis par des individus issus des communautés rroms et gens du voyage pour interpeller l’une de nos porte-parole, Anina Ciuciu, venue appeler à l’apaisement.

Stéphane Raffali, maire (PS) de Ris-Orangis, a décidé arbitrairement l’expulsion d’un bidonville quand la veille des enfants qui y habitent se photographiaient en portant un écriteau : « Nous sommes des humains ». Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, lors de sa prise de parole, toutefois bienvenue, n’a pas eu de réels mots de compassion ou de bienveillance en direction des victimes.

Les événements en cours sont une conséquence spectaculaire et particulièrement dangereuse de la normalisation de l’antitsiganisme dans notre société : le client d’un bureau de tabac s’autorise à insulter et menacer une jeune femme qu’il perçoit comme « rom », l’ex-premier ministre Manuel Valls autorise en 2013 ce type de passage à l’acte en parlant depuis la parole d’Etat de « modes de vie en confrontation ». Cette impunité de la parole raciste exprimée par un responsable de l’Etat est portée en 2016 par La voix des Rroms à l’examen de la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

En mai 2015, dans le cadre des élections régionales, Valérie Pécresse, devenue depuis présidente de la région Île-de-France, se fait filmer dans les restes d’un bidonville et déclare, un balai à la main : « Avec cette opération, coup de balai, vous l’avez compris, nous voulons une région propre ». En vue des prochaines échéances électorales (européennes, municipales), La voix des Rroms sera  particulièrement vigilante à l’instrumentalisation électoraliste de l’antitsiganisme et appellera les autorités de la justice à la plus grande fermeté le cas échéant.

Dans une séquence d’actualité mondiale qui a vu se succéder le massacre de 22 personnes en Inde suite une rumeur diffusée sur Whatsapp d’enlèvement d’enfants dans une camionnette blanche à l’été 2018, la tuerie islamophobe de Christchurch, qui a fait 50 morts en Nouvelle-Zélande, et sa diffusion en direct sur Facebook durant 17 minutes le 15 mars dernier, ainsi que les attaques antitsiganes en Ile-de-France débutée un jour après, le 16 mars,  les sociétés et les Etats ont le devoir de forcer les plateformes de diffusion à la responsabilité : Facebook, Twitter, Whatsapp, Instagram, Snapchat, Youtube…..

Que la France suive l’exemple de l’Allemagne

C’est pourquoi, en plus de poursuivre prochainement en justice les individus ayant incité à la haine et au meurtre sur les plateformes, nous allons entamer une procédure contre ces plateformes elles-mêmes en incitant la justice à examiner l’hypothèse que nous formulons ici de la possible responsabilité de groupes politiques organisés dans la production et la diffusion de cette rumeur criminelle. Nous rappelons ici, à toutes fins utiles, l’usage des « fake news » par des organisations coalisées, dans le cadre de stratégies politiques d’envergure, tel que ce fut le cas dans les dernières campagnes présidentielles américaines et françaises ou dans la campagne pour le Brexit, entre autres.

Enfin, en ce lundi 8 avril 2019, « journée internationale des Rroms », nous appelons le gouvernement  français au devoir et à la responsabilité en termes de reconnaissance de l’antitsiganisme et de mise en oeuvre d’actions concrètes et durables pour le combattre. Si l’antitsiganisme en tant que racisme spécifique se manifeste par des discours de haine et des agressions à caractère raciste depuis l’individu lambda jusqu’aux responsables politiques de haut niveau, il est aussi diffus à tous les niveaux de la société et des administrations et constitue un obstacle majeur dans l’accès aux droits des personnes concernées (refus d’inscriptions scolaires, discrimination dans l’emploi, entraves dans l’accès la justice etc…)

Le 8 avril 2016, le Parlement européen adoptait une résolution demandant aux Etats membres, d’une part,  de mettre en œuvre la directive 2000/43/CE de la Commission européenne relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique, afin de prévenir et d’éliminer toute discrimination à l’encontre des Rroms, et d’autre part de mettre en œuvre un plan efficace de lutte contre l’antitsiganisme dans le cadre d’une stratégie d’intégration.

Le 1er janvier 2017, le gouvernement allemand reconnaissait l’antitsiganisme comme une catégorie à part entière dans le cadre de l’enregistrement des crimes de haine. Il instituait le 27 mars 2019, suite à un débat au parlement, une commission indépendante comptant 11 experts, chercheurs et praticiens, dont des hommes et des femmes appartenant aux groupes concernés par ce racisme spécifique, dotée de moyens importants, et d’un calendrier autonome. Il créait en outre un programme intitulé « Démocratie vivante » visant à financer un grand nombre d’initiatives à travers l’Allemagne pour combattre l’antitsiganisme  en ciblant en particulier le domaine de l’éducation.

Suite aux attaques récentes et à la menace en cours en France qui sont les conséquences de 20 ans de normalisation de l’antitsiganisme à tous les niveaux de la société, et de son déni. Il est grand temps que la République française, à l’exemple de son voisin allemand, reconnaisse la dignité humaine à ces enfants, femmes et les hommes ciblés par cette haine raciale spécifique. Concrètement, cela veut dire leur garantir dans les faits les droits que leur confèrent les principes fondamentaux de la République et les valeurs de l’Union.

William BILA, président de l’association La voix des Rroms 

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