L’affiche du festival, toute de teintes bleutées d’une nuit tombante, figure un écran de cinéma où s’étend le visage d’une femme cheveux au vent, sur fond de ville arabe de bord de mer. Dans ce dessin de l’illustratrice franco-libanaise Aude Abou Nasr, on pourrait voir Gaza avant la guerre. C’est justement ce territoire que met à l’honneur le Festival du Film Franco-Arabe de Noisy-le-Sec (FFFA) pour sa treizième édition. Si chaque édition se consacre à un pays différent, l’événement revient cette année à une de ses premières destinations et se pose à nouveau en Palestine. Dans l’enclave gazaouie cette fois, actuellement ravagée par une guerre menée par Israël.

« En concertation avec les élus de la ville, on a estimé que c’était compliqué de faire un focus sur autre chose », explique Mathilde Rouxel, directrice artistique du FFFA. « S’il y a si peu d’empathie envers le génocide en cours à Gaza, c’est parce qu’on n’a pas assez d’images pour cultiver notre imaginaire de cet endroit. Donc montrer des films tournés là-bas, d’autres images que celles de destruction, ça permettra aux gens de mieux se la figurer. »

Au programme, projections, spectacles, ateliers de création, exposition et rencontres liées de près ou de loin à la Palestine et à l’exil. Tout un éventail d’événements culturels répandu dans Paris et sa banlieue est, de Bondy à Montreuil en passant par Noisy-le-Sec, entre autres. Le FFFA s’invite dans les cinémas, théâtres, médiathèques et galeries. Et se glissera jusque dans les restaurants des écoles maternelles et élémentaires et des résidences seniors noiséennes et bondinoises, avec des menus spécifiques « aux saveurs orientales ».

« Sans récits, pas d’empathie »

Plusieurs raisons d’être prennent vie dans l’édition 2024 du FFFA. Montrer la pluralité des cinématographies du monde arabe, du Maroc jusqu’au Golfe, mettre en avant des films et des réalisateurs tenus éloignés des circuits classiques de distribution. Mais aussi créer de l’empathie. « Les films, les rencontres, les ateliers, les tables rondes… Tout ça permet la création de récits autour de Gaza », poursuit Mathilde Rouxel. « C’est important d’avoir ces récits, parce que sans eux, il n’y a pas d’empathie. Le FFFA participe à créer plus de compréhension et d’empathie dans la vie des gens. »

On a voulu donner des outils pour rendre la discussion avec les publics plus riche

Dans cette optique, l’émotion des films s’accompagne de la raison des faits. Dans le programme de l’événement, un feuillet explicite en quelques dates l’histoire de l’enclave palestinienne de 1917 à la guerre actuelle. « C’est la première année qu’on fait ça », développe la directrice artistique. « Ces sujets sont difficiles à aborder sans contexte. Ce dernier nous permet de mieux comprendre le propos des réalisateurs, alors on a voulu donner des outils pour rendre la discussion avec les publics plus riche. »

Parmi les films présentés, « From Ground Zero », un des plus attendus, fait figure d’ovni. De toute la programmation, il est le seul à avoir été réalisé à Gaza pendant la guerre actuelle. Une fresque composée de 22 courts métrages, littéralement tournés sous les bombardements par 22 réalisateurs gazaouis, tous actuellement encore bloqués entre checkpoints qui l’enferment.

« Le réalisateur Rashid Masharawi travaillait sur un film quand les attaques du 7 octobre ont eu lieu. Il a eu vite l’idée de monter une structure, le Fonds Masharawi, pour permettre de financer des réalisateurs et leurs projets sur place, même pendant la guerre », explique Laura Nikolov, une des productrices du film. Le projet prend rapidement forme, dans l’urgence. « On a naïvement cru à ce moment-là que la guerre n’allait pas durer », se remémore-t-elle.

La volonté de continuer à vivre dans la dignité transparaît dans chacun des films

En résulte un huis clos d’un genre nouveau, où réalité et fiction s’entremêlent. Les histoires se suivent et se lient sans pour autant se ressembler. « On n’a donné aucune ligne directrice. Mais j’ai remarqué que la question de la volonté de continuer à vivre dans la dignité transparaît dans chacun des films », note-t-elle. « Ils gardent une énergie de vivre incroyable, une résilience, même s’ils sont sous les bombes. On voit bien qu’ils veulent à tout prix garder espoir. » 

Imposer la discussion

Actuellement en Égypte pour la promotion du film, Laura Nikolov se réjouit de sa réception à travers le monde. « Pour le moment, l’accueil est excellent, notamment au Maghreb où le film fait écho à l’histoire de la colonisation », précise-t-elle. Sa projection dans un festival dédié au film franco-arabe prend tout son sens. Et promet des réactions similaires. « Même à New York, on a eu une standing ovation pour les 22 réalisateur.ices, et on nous a remercié pour cet autre regard, complètement éloigné de ce que les Américains voient aux infos. » « From Ground Zero » y représentera par ailleurs la Palestine à la cérémonie des Oscars 2025 à Los Angeles.

Parmi les 22 court métrages, la directrice de Coorigines Productions évoque avec émotion « Jad et Natalie » de Aws Al-Banna, dans lequel un homme se lamente sur un futur impossible, perché sur les décombres recouvrant sa bien-aimée. « J’ai été parfois obligée de mettre un filtre entre moi et les images, pour me protéger et pour pouvoir continuer à travailler dessus. » Paradoxalement, la cinématographie et la diversité des styles aident le spectateur à regarder la réalité en face. Ironie, humour, poésie, chaque réalisateur capture à travers son film sa propre vision, son propre ressenti. « Cette collection est faite pour qu’ils puissent partager leur perception personnelle. Ils continuent à avoir de l’humour, à chanter, à danser, à rêver malgré tout. On retrouve tout ça dans leurs histoires », promet Laura. Si la guerre est l’arrière-plan inévitable, pesant, des court métrages, elle n’en incarne jamais le personnage principal.

La volonté était de remettre la Palestine partout dans le monde arabe

Tous les films de la programmation, cependant, ne traitent pas de la Palestine. Mais ceux-ci seront tous précédés d’un court-métrage qui l’évoque. « La volonté était de remettre la Palestine partout dans le monde arabe » justifie Mathilde Rouxel. « Imposer cette discussion, c’est aussi ce qui permettra de ne pas oublier cette population. De dire que même si on va voir un film marocain, on parlera quand même de la Palestine. »

Le monde arabe dans toute son étendue est représenté. « Bons baisers du bled » de Linda Bendali, racontera le Maghreb, et la France. « La Mer au loin » de Saïd Hamich Benlarbi, liera le Maroc, la France et la Belgique. « Danse avec une balle » de Dhyaa Khaled Joda évoquera l’Irak. « Rose Water » de Mahmood Yahya Al-Shaikh, un des coups de cœur de Mathilde Rouxel, dévoilera Bahreïn. « Très peu de films viennent de ce pays, et celui-là raconte l’histoire d’une femme qui décide de se remarier après un veuvage. Ce n’est pas une femme victime, et rien que ça permet d’ouvrir nos imaginaires sur le Golfe sans tomber dans les clichés habituels. »

Un parti pris politique revendiqué

« C’est un festival qui s’éloigne des images orientalistes ou misérabilistes qu’on peut avoir du monde arabe, pour au contraire donner la parole aux concernés. Être au plus près du réel sans tomber dans le fantasme ou l’utopie », appuie Wiam Berhouma, élue déléguée au développement et à la promotion de la culture de Noisy-le-Sec. La maire adjointe assume la rigueur artistique et l’orientation politique du festival. « Il s’agit d’un événement porté par la municipalité. Il répond donc à une commande politique et est financé par l’argent public », poursuit-elle. « Il est important de s’assurer qu’il soit en phase avec les gens, qu’ils puissent s’y reconnaître, et qu’il véhicule les valeurs qu’on défend. »

Si on commence à dire que l’art, comme le sport, ne sont pas politiques, alors on les vide de leur sens

Ces valeurs sont les mêmes qui la font évoquer Gaza sans prendre de pincettes. « Dans un contexte où certains ont du mal à dénoncer le génocide, et où d’autres vont jusqu’à le justifier, notre municipalité estime qu’il est important d’utiliser les bons mots, et de mettre en lumière les faits. » L’élue qualifie volontiers cette treizième édition d’« audacieuse », et insiste sur sa posture de « résistance artistique et culturelle ». « On a souvent l’impression que l’art n’est pas politique, et les gens peuvent être surpris qu’un positionnement tel soit assumé dans un festival conduit par une municipalité. Mais l’art est politique par essence » poursuite l’élue. « Si on commence à dire que l’art, comme le sport, ne le sont pas, alors on les vide de leur sens. »

Elle poursuit. « La liberté d’expression n’est pas un acquis, c’est une lutte constante. Ce festival s’inscrit dans cette lutte et cette résistance contre toutes formes d’oppression, par l’art et la rencontre. » Pendant 15 jours, du 15 au 30 novembre, cette résistance artistique occupera les écrans, les murs, jusqu’aux assiettes des lieux culturels de l’est parisien, pour remettre la main sur la narration de cette partie du monde. À travers des films, certes, mais aussi des concerts, des pièces, des expositions… Des moments à l’image du monde arabe dans son expression la plus vraie. Parfois tragique, mais aussi festif, joyeux, résilient, pleins d’espoir. Humain. « La promesse d’un évènement riche en partage, réflexions et émotions », assure Wiam Berhouma dans le programme du festival.

Ramdan Bezine

Illustration @ Aude Abou Nasr

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