Il y a quelques jours, j’ai découvert, comme tout le monde, l’histoire tragique de Naomi Musenga, morte fin décembre 2017 parce que deux opératrices du SAMU de Strasbourg ont estimé que son cas n’était pas assez grave pour justifier une intervention immédiate des services d’urgence. En écoutant l’enregistrement, j’ai été horrifiée : la détresse manifeste de cette jeune femme et la froideur avec laquelle lui répond la seconde opératrice m’ont, comme beaucoup d’autres, terriblement choquée.
Grâce la mobilisation de sa famille et des utilisateurs des réseaux sociaux, le cas de Naomi a depuis quelques jours été repris dans la plupart des grands médias nationaux. Journalistes, politiques, syndicalistes se succèdent sur les plateaux pour essayer de comprendre ce qui a pu pousser ces deux opératrices à un tel manquement et conduire à la mort tragique de cette jeune femme. Il est question du surmenage des employés du SAMU, du manque d’effectif et de moyens des services publics de santé mais quasiment nulle part, en-dehors des réseaux sociaux, il n’a été question de racisme.
Mépris de l’opératrice du Samu
Or, c’est justement cet aspect raciste qui m’a interpellée immédiatement dès ma première écoute de la totalité de l’enregistrement. J’ai moi-même travaillé pendant plusieurs mois en centre d’appels, j’ai très bien reconnu ce ton hautain, méprisant, de la seconde opératrice ; cette femme avait décidé, avant même d’avoir réellement pris le temps de discuter avec elle, que Naomi jouait la comédie, qu’elle exagérait ses symptômes. Pourquoi un tel mépris ? Non seulement parce que Naomi était une femme, jeune, mais aussi parce qu’elle connaissait son nom de famille et qu’elle avait entendu son accent – deux éléments qui lui avaient permis d’identifier Naomi. En médecine comme dans les centres d’appels d’urgence (et plus généralement comme dans le reste de la société), il existe des biais racistes, conscients ou non, qui influent sur la façon dont sont traités les patients.
L’an dernier, j’ai effectué un contrat de plusieurs mois au sein d’une plateforme d’assistance pour plusieurs compagnies d’assurance. Le principe est comparable aux centres d’appels comme le Samu en cela qu’il y est question de gérer des situations d’urgence avec des personnes en état de détresse potentielle, qu’elle soit physique ou émotionnelle (panique, angoisse, parfois même des deuils). Pour résumer, les assurés font appel à nous en cas de problèmes (maladie ou décès, incendie, inondation, accident, agression, en France comme à l’étranger), et nous essayons de les aider de notre mieux : organisation du rapatriement (immédiat ou différé) ; rôle d’intermédiaire auprès des urgences, des hôpitaux (en particulier à l’étranger), des ambassades ; prise en charge des aspects matériels (remorquage du véhicule accidenté, par exemple), etc.
Certaines catégories de populations ont tendance à dramatiser, à surjouer
Il nous faut gérer beaucoup d’appels, le plus rapidement possible. En formation, on nous apprend donc à la fois à bien savoir identifier le problème de la personne qui nous appelle (questions-types, prendre le temps de répéter plusieurs fois en reformulant pour s’assurer de bien avoir compris tous les éléments), mais surtout à faire le tri. En clair, on nous demande de déterminer qui nous appelle pour une véritable urgence, qui est tellement paniqué qu’il ou elle surestime l’urgence de son cas (il s’agit alors de s’efforcer de rassurer voire de réconforter la personne), et qui nous ment sciemment sur la gravité de sa situation pour essayer d’avoir une intervention plus rapide ou une prise en charge plus complète (cas très rares). Comment identifier ce dernier type de cas ? Une de mes formatrices nous a répété plusieurs fois le même conseil : « Certaines catégories de populations ont tendance à dramatiser, à surjouer. Vous voyez ce que je veux dire, les gens du Sud… Et puis je ne vous parle même pas du Maghreb ! » Voilà, c’était dit. Sur le moment, j’ai été choquée, mais je n’ai rien dit. Personne ne l’a fait, d’ailleurs. J’aurais dû, évidemment, confronter ma formatrice au racisme assumé de sa remarque. Mais cette formation avait lieu pendant notre période d’essai : nous n’étions donc pas formellement engagés, j’avais désespérément besoin de cet emploi pour pouvoir poursuivre mes études et je craignais de perdre ma place en m’opposant frontalement à cette personne en position de supériorité hiérarchique. La plupart de mes camarades de formation étaient d’ailleurs dans la même situation : étudiants, personnes précaires ou en recherche d’emploi depuis des mois.
Lorsque j’ai essayé de discuter de cette remarque raciste avec mes collègues lors de la pause suivante, sur notre groupe d’une douzaine, seules quatre ou cinq personnes voyaient effectivement l’aspect problématique de ce qui venait de nous être dit. De fait, le reste de mes camarades approuvaient plus ou moins le fond du discours de ma formatrice. Pour moi, cette situation était donc doublement problématique : non seulement cette formatrice affichait clairement un racisme qui devait nécessairement influencer sa propre façon de travailler (elle a donc potentiellement mal géré des centaines de dossiers au cours de sa carrière), mais ses propos encourageaient et renforçaient un racisme déjà latent chez mes futurs collègues, un ensemble de préjugés qu’ils et elles avaient déjà intégrés et qui se trouvaient en plus validés par le discours de notre supérieure.
Le syndrome méditerranéen
Ce n’était pas un cas isolé. J’ai été confrontée à d’autres situations de ce type. Comme cette collègue, qui venait de gérer deux dossiers à la suite : elle avait d’abord eu le cas d’une personne décédée, dont elle avait joint la mère ; juste après, une autre mère de famille, qui venait d’avoir un accident de voiture mineur avec ses enfants. Ma collègue se tourne vers moi après avoir raccroché, m’explique rapidement la situation, et conclut par : « Quand je pense que la première mère était digne, on sentait qu’elle souffrait mais toute en retenue, alors que la deuxième, là, elle vient de me taper un scandale pour trois égratignures sur son gosse ! C’est bien les Arabes ça ! ».
Évidemment, ces cas particuliers sont extrêmement graves mais finalement, assez minoritaires. Ce qui m’a beaucoup plus choquée, en revanche, c’était l’omniprésence de l’injonction à peine voilée qu’on nous faisait de systématiquement remettre en cause la parole des personnes racisées. Pendant les trois mois où j’ai travaillé dans ce centre d’appels, j’ai réalisé, qu’à l’instar de ma formatrice, beaucoup de collègues se référaient à ce qu’on appelle le « syndrome méditerranéen », soit l’ensemble de préjugés racistes selon lequel les personnes d’origine maghrébine, africaine, arabe auraient systématiquement tendance à surinterpréter l’urgence de leur situation. Pour eux, il s’agissait d’un outil comme un autre d’identifier ou non le niveau d’urgence dans lequel se trouvait la personne en ligne, qui déterminait la solution à apporter et les moyens à mettre en œuvre pour traiter leur dossier. Quand j’ai entendu l’enregistrement de l’affaire Naomi, j’ai tout de suite compris ce qui se jouait. La discussion entre les deux opératrices montre très clairement qu’avant même d’avoir parlé à la jeune femme, la seconde opératrice du Samu avait déjà choisi d’adopter le ton désagréable des opérateurs et opératrices qui ont décidé que la personne en ligne n’était pas légitime. Elle avait déjà entendu son nom de famille (dont l’origine étrangère avait bien été soulignée par sa collègue d’ailleurs) et elle l’avait déjà jugée. J’ai reconnu ce ton, cette attitude méprisante et hautaine, ce refus d’écouter la parole de Naomi, d’essayer de la rassurer, ou même tout simplement de la croire ; j’ai vu et entendu mes collègues adopter cette même posture, et on a essayé de m’apprendre en formation que c’était la façon dont il convenait de réagir face aux personnes racisées.
Monsieur, je ne comprends pas, parlez français s’il vous plaît. Monsieur, il faut faire un effort, on est pas au bled ici, quand on vient en France on apprend la langue
J’ai donc eu évidemment affaire à des collègues ouvertement racistes, qui tenaient des discours qu’un encarté au FN aurait applaudi avec enthousiasme ou que j’entendais se moquer des accents des personnes qu’ils ou elles avaient en ligne (parce que oui, contrairement à ce que j’ai pu lire concernant l’affaire Naomi, il est très facile quand on passe 8h au téléphone quatre jours par semaine de savoir identifier quand quelqu’un a un accent, même léger). Je me souviens notamment d’un collègue à côté duquel j’ai passé une journée de travail et que j’ai entendu asséner : « Monsieur, je ne comprends pas, parlez français s’il vous plaît. Monsieur, il faut faire un effort, on est pas au bled ici, quand on vient en France on apprend la langue ». Ceci est d’autant plus ridicule qu’on demandait justement à beaucoup d’entre nous de savoir parler plusieurs langues, étant donné que nous traitions un certain nombre de dossiers à l’étranger. Ou ce collègue dont je récupérais des dossiers à l’intérieur desquels tous les noms à consonance arabe étaient mal orthographiés alors qu’il n’avait aucun problème pour les patronymes polonais ou flamands, par exemple.
Ce type de préjugés se retrouvaient aussi dans la gestion des dossiers sur le long terme, par exemple dans le cas de l’organisation du rapatriement des personnes à leur domicile. Deux exemples de dossiers que j’ai personnellement traités me reviennent en tête. Il faut savoir que dans le cadre des rapatriements, nos consignes étaient de privilégier les solutions les moins coûteuses ; pour des distances moyennes (quelques centaines de kilomètres), il s’agissait en général du train. Or, dans les deux dossiers en question, les personnes ne pouvaient pas voyager sereinement en train pour des raisons médicales ; j’ai donc voulu demander une dérogation à un supérieur hiérarchique. Dans ce genre de cas, ce dernier a le dossier sous les yeux – avec bien évidemment le nom. Ces deux fois-là, la dérogation m’a été refusée. L’argumentaire ? « Tu sais bien comment sont ces gens-là, toujours à en faire des caisses pour gratter un avantage », « Est-ce qu’on est sûrs qu’elle souffre vraiment de crises d’angoisse, déjà ? Est-ce qu’elle ne te dit pas ça juste parce que ça l’emmerde de faire six heures de train avec trois changements ? ». Dans un des deux dossiers, je disposais d’un certificat médical qui confirmait la pathologie dont souffrait la personne, et il m’a donc été possible de faire appel à un autre supérieur afin d’obtenir la dérogation que le premier m’avait refusée. Dans le deuxième dossier, je n’ai rien pu faire.
Toutes ces expériences et l’écoute attentive de l’enregistrement m’amènent à une certitude : nier la dimension raciste du cas dramatique de la mort de Naomi Musenga, c’est passer à côté du fond du problème.
Camille
Crédit photo : page Facebook « Justice pour Naomi Musenga »