Son nom était sur toutes les lèvres; celles des adultes qui glissent son nom dans l’urne, et plus surprenant, dans celles des enfants qui reprennent à la volée l’hymne de l’artiste Krtel City -le bien nommé « Jean-Luc Mélenchon ». Ici, à Clichy-sous-Bois, comme dans 37 villes sur les 40 que comptent la Seine-Saint-Denis, le leader de la France Insoumise arrive en tête.
C’est notre premier vote. J’espère que notre voix va porter
A Clichy, l’Insoumis avait certes déjà eu les faveurs du peuple. En 2017, il était même arrivé en tête du premier tour, bien loin devant Emmanuel Macron. Mais en dépit des bulletins comptabilisés, c’était bel et bien l’abstention qui emportait les cœurs : 39,2% des électeurs inscrits s’étaient abstenus au premier tour. Puis 42,3 % au second. Et en 2022 ? Encore un peu plus : 41,76 % des inscrits ne se sont finalement pas déplacés aux urnes.
Une chaîne de télévision suisse, elle aussi curieuse avant l’heure, fait un passage dans la ville de Clichy pour tâter le pouls de ses 11 800 électeurs sur les 30 000 habitants que comprend cette ville. Mais en fin de matinée, les électeurs ne sont pas encore pressés aux bureaux de vote. « Les jeunes dorment encore », plaisante une assesseure de l’école Jean Jaurès affichant un taux de 13% de participation à midi.
A 15 heures, des files d’attente conséquentes, presque jamais vues, commençaient à se former dans différents bureaux de vote de la ville, remplies de jeunes citoyens, sans qu’elles apportent de réponse à l’énigme du jour.
Si je vote, j’ai une certaine légitimité à me plaindre.
« Cela fait 30 ans que je vis ici et on a toujours très peu voté », détaille la bénévole. « Les gens sont mal renseignés car il y a très peu de communication de fait sur comment exercer son droit de vote », explique-t-elle. Son collègue du jour acquiesce chaudement.
« Plusieurs personnes ne savent pas qu’on peut voter sans carte électorale. C’est d’la triche », lance Fodé, un Clichois de 22 ans. « S’ il y avait eu des démarches administratives à faire, je ne serais pas allé voter », avoue-t-il franchement. En attendant, il a bien prévu de glisser un bulletin Jean-Luc Mélenchon.
Les primo votants, Instagram et conscience politique
Pour Fodé, c’est la première fois. Cela se voit un peu : il a la tête ailleurs de son propre aveu. Il y a quelques mois, Fodé a lâché son taff pour lancer son label de musique. « C’est aujourd’hui? », prend-t-il alors conscience en abordant ses amis près du centre commercial du Chêne Pointu -le quartier populaire de Clichy-sous-Bois qui abrite 6 000 habitants.
Les abstentionnistes, on les retrouve plus dans la génération de mes grands frères que dans la nôtre.
De Jean-Luc Mélenchon, le jeune homme connaît sa position sur le SMIC : 1 400 euros net pour le minimum salarial. Il l’a vu en surfant sur les réseaux sociaux. Sur Twitter les hashtags sur le candidat Insoumis s’étaient multipliés ces dernières semaines. Le plus récent ? Le mot dièse #Dimanchon qui, samedi dernier, appelait encore à voter pour le candidat d’une façon détournée afin de contourner la période de réserve.
Informés sur les programmes électoraux via les réseaux sociaux, les jeunes de Clichy-sous-Bois n’ont pas l’intention de faire l’impasse sur ce premier tour. « Si je vote, j’ai une certaine légitimité à me plaindre », expose du tac au tac Hatouma, une étudiante de 19 ans en licence d’arabe, croisée devant le bureau de vote de l’école Paul Vaillant Couturier.
Dans la cour de récréation, en fin de matinée, une petite fille se retrouve à jouer seule à la marelle le temps que les mamans votent. Hatouma, elle, attend sa tante. Elle a voté plus tôt à Gagny, une ville proche de Seine-Saint-Denis. «De toute façon, si je n’avais pas voté, mes amis m’auraient passé un savon», assure-t-elle.
Je pense que les gens de ma tranche d’âge sont plus motivés que les autres générations pour voter cette année.
«S’abstenir c’est tout sauf utile», abonde Mariam, la tante âgée de 22 ans qui sort tout juste du bureau de vote. « De manière générale, je pense que les gens de ma tranche d’âge sont plus motivés que les autres générations pour voter cette année », poursuit-elle.
«Les abstentionnistes, on les retrouve plus dans la génération de mes grands frères que dans la nôtre. La politique ne les intéressent pas trop. Mais à la maison, je les force un peu à y jeter un œil», s’exclame-t-elle.
«Ils ont surement eu l’impression de s’être fait leurrer par des promesses électorales et des souhaits qui n’ont jamais été exaucé », concède la jeune femme. Ce matin, tout de même, «à ma grande surprise, un de mes grands frères qui avait prévu de s’abstenir est finalement aller voter. Je suis plutôt fière de moi», lâche-t-elle, hilare.
Parmi les jeunes comme Mariam, un espoir renaît : « C’est notre premier vote. J’espère que notre voix va porter », dit-elle le sourire aux lèvres. Entre les mobilisations sur les réseaux sociaux et les manifestations récentes contre les violences policières, les primo votants de Clichy sont déterminés à s’exprimer dans les urnes.
J’ai voté Mélenchon parce que je suis inquiet pour les retraites. Lui veut la mettre à 60 ans alors qu’à 50, certains n’ont déjà plus de force.
Chez les personnes plus âgées, le discours est tout autre. « L’ancien du quartier » du Chêne Pointu -auto proclamé du moins- ne votera pas au premier tour, ça c’est clair. Peut-être au second tour. «Tout s’est dégradé au quartier depuis ‘Chichi’ (le surnom qu’il donne à Jacques Chirac, président de 1995 à 2007, NDLR). La politique n’y change rien», argumente l’homme d’une quarantaine d’années.
Moussa, qui travaille à l’épicerie du quartier, a voté tôt ce matin pour Jean-Luc Mélenchon, mais ses propos ne détonnent pas: « on entend de moins en moins les clients dire ‘j’ai voté’. La vie n’est pas facile. J’ai voté Mélenchon parce que je suis inquiet pour les retraites. Lui veut la mettre à 60 ans alors qu’à 50, certains n’ont déjà plus de force. La vie n’est pas facile », répète-t-il devant une pile de cartons qui l’attend.
Macron + Le Pen – Mélenchon = Macron : des calculs électoraux sans passion
Rachid, Tunisien cinquantenaire essaye mollement de convaincre un ami d’enfance abstentionniste. « La politique française, à l’international, c’est important quand même », tente-t-il. Il est bien le seul, dans la fleur de l’âge, à vouloir voter au premier tour. « Face à Marine Le Pen, Macron va passer », calcule-t-il. Alors pour lui aussi, le choix s’est porté sur Jean-Luc Mélenchon. « J’espère que le cheval sur lequel j’ai misé va gagner », lance-t-il. Même si, dans sa jeunesse, il a adhéré à l’UMP avoue-t-il.
Au Chêne Pointu, hormis Rachid, il n’y a bien que les jeunes qui sont prêts à dégainer leurs cartes électorales. Ils apparaissent motivés mais pas enthousiasmés pour autant. Hatouma qui prédisait un match Macron/Mélenchon au second tour a glissé dans l’urne un bulletin LFI. Elle connaît la direction de leur programme -sans plus- car « je n’ai pas envie d’être déçue en prenant les choses trop à cœur ». Fodé s’interroge également sur le candidat Jean-Luc Mélenchon. « Il n’y a que lui comme espoir dans cette élection. Mais après, est-ce qu’il va faire ce qu’il promet? ».
Les Clichois au 1er tour : entre préoccupations autour du pouvoir d’achat et lassitude de l’extrême droite
Votants ou abstentionnistes, dans cette ville où le taux de pauvreté a atteint les 42% en 2019 et le chômage culmine à 20%, le pouvoir d’achat est au cœur des préoccupations. « La vie est chère. Le sucre est cher. L’huile est chère. Tout a augmenté sauf les salaires », s’exclame Ibrahim*, 48 ans depuis les marches du parking de la zone commerciale de Clichy-sous-Bois. Si Ibrahim ne compte pas voter au premier tour, sa préoccupation est la même que celle de nombreuses et nombreux Clichois.
Il y a trop de pauvres. Avant, on ne voyait pas les gens fouiller dans les poubelles pour manger.
Même tracas pour Samir, 32 ans, qui vit depuis plus de quinze ans à Clichy. Après quelques hésitations, il répond derrière ses épaisses lunettes de soleil que c’est bien le pouvoir d’achat qui l’inquiète. Plus largement, l’augmentation de la pauvreté à Clichy ces dernières années a interpellé ses habitants. « Il y a trop de pauvres. Avant, on ne voyait pas les gens fouiller dans les poubelles pour manger. Il y en avait un ou deux, mais pas autant que maintenant », ajoute Ibrahim, l’auto proclamé « ancien du quartier ». Celui qui a connu Clichy sous cinq présidents différents est désormais amer.
« Pour avoir un vrai changement, j’aurais pu voter Le Pen », avoue de son côté Jackson. A cause d’un problème de papier, il ne votera pas cette année mais « j’ai envie de voir jusqu’où va sa folie », défie-t-il pour de faux au milieu du parking.
Dans le quartier du Chêne Pointu, une crainte a bel et bien disparu des esprits : celle de Marine Le Pen au pouvoir. Une lassitude s’est installée chez les Clichois quant à l’éventuelle présence de l’extrême-droite au pouvoir, provoquant un simple haussement de sourcil à l’évocation de la candidate.
Jackson, d’origine cap-verdienne, se reprend, plus sérieusement. Il a une certitude : « Si elle est présidente, elle ne pourra pas obtenir ce qu’elle veut en claquant des doigts », dit-il en s’éloignant.
Marine Le Pen ne peut pas virer tout le monde comme elle aime le dire.
« Elle ne peut pas virer tout le monde comme elle aime le dire », explique à son tour Fodé sur le même parking. « Si elle pouvait vraiment expulser tout le monde, je pense que tout le monde irait voter », assure le jeune homme. Marine Le Pen au pouvoir certes, mais avec des institutions républicaines qui l’empêcherait d’exercer à sa guise : c’est comme ça qu’il l’imagine la France sous Le Pen. Naïveté générale ou connaissance fine de la République ?
Ce dimanche, la potentielle arrivée de l’extrême droite n’effrayait plus autant qu’avant. Une crainte sans peur à l’image d’une échéance électorale qui réunit sans provoquer d’effusion collective. Ce n’est pas la faute aux jeunes, qui ont fait ce qu’ils ont pu. Le département le plus jeune et le plus pauvre de l’hexagone s’est mobilisé derrière Jean-Luc Mélenchon à plus de 49%. Mais pour autant à Clichy, on n’en veut pas aux abstentionnistes. Ce n’est pas la faute aux vieux qui font ce qu’ils peuvent.
Méline Escrihuela et Malika Cheklal
*Prénom modifié à la demande de l’interviewé.