Avec une prévision d’abstention historique au premier tour, 55 000 voix potentielles à l’élection présidentielle feraient pâlir plus d’un candidat. Selon l’Administration pénitentiaire, c’est le nombre de prisonniers qui disposent, sous réserve d’être inscrit sur les listes électorales, de l’usage de leur droit de vote.

Fini le temps où les détenus perdaient leur droits civiques dès le sas de la prison franchi. Depuis 1994, cette déchéance n’est en effet plus automatique. Seule une poignée de prisonniers restants ont perdu l’usage du droit de vote suite à une décision de justice. Quant aux individus incarcérés avant la réforme du Code électoral, ils peuvent demander à tout moment le rétablissement de leurs droits civiques via une procédure de relèvement.

Beaucoup de prisonniers étaient tentés par le vote pour Marine Le Pen : c’était leur manière à eux de foutre le bordel.

Depuis lundi 4 avril 2022, le premier tour des élections a ainsi débuté dans les prisons. Les prisonniers inscrits sur les listes électorales peuvent se rendre à l’isoloir et choisir leur candidat fétiche au sein même de leur établissement. A charge pour la direction d’organiser le vote par correspondance en fonction de l’organisation interne de la prison, notamment du jour de parloir. Samedi prochain, les votes devront être clos pour être acheminés place Vendôme -le Ministère de la Justice.

Des urnes en prisons depuis 2019

Le vote en prison n’a pas toujours été aussi aisé. Avant 2019, ses élections européennes et l’installation des premières urnes en détention, les détenus n’avaient que deux possibilités pour exprimer leur voix aux élections nationales : le vote par procuration et la permission de sortie -deux procédés qui ont chacun leurs limites.

« Il faut répéter inlassablement que les permissions de sortie ne sont pas distribuées à la volée. Au vu des difficultés pour en obtenir une, on peut comprendre que les détenus préfèrent en demander pour voir leur famille et leurs enfants. Il faudrait être héroïque ou avoir un grand sens civique », grince François Korber, ancien détenu passé par les établissements de Riom, Châteaudun, Melun, et grand défenseur des urnes en prison au travers de l’association Robin des Lois qu’il a créée en 2009.

Je n’avais jamais jugé utile d’aller voter, persuadé que mon vote ne servait à rien, que les dés étaient déjà jetés.

Les chiffres officiels semblent lui donner raison. Aux élections présidentielles de 2017, 853 détenus avaient voté par procuration, et seulement 200 grâce à une permission de sortie. Avec l’installation des urnes en détention, le taux de participation a été multiplié par quatre lors des élections européennes, passant de 2% à 8%, tandis que dans la société libre, l’abstention ne faisait que grimper.

« La première expérimentation a été un formidable succès. Personnellement, j’en ai eu les larmes aux yeux. On a fait un bond de géant. J’avais l’impression de revivre la chute du mur de Berlin », décrit François Korber qui milite pour la création en bon et due forme de bureau de vote au sein des établissements pénitentiaires depuis plus d’une décennie.

Je me rappelle encore de la première fois que j’ai voté à mes 18 ans : je me sentais comme
un grand.

« Tout le monde nous répétait que les détenus s’en fichaient de la politique. Cela ne les fera pas sortir de taule plus vite, ni ne les aidera à trouver un travail mais cela leur permet de se sentir pleinement citoyen », tranche-t-il.

« J’aime le côté cérémoniel des élections. Certains trouvent ça ringard mais que voulez-vous… Je me rappelle encore de la première fois que j’ai voté à mes 18 ans : je me sentais comme un grand ».

« J’étais en dehors de la société et je suis devenu citoyen en prison » : une première fois en détention

La première fois qu’il a voté, Khaled Miloudi, lui, était déjà bien grand. Détenu longue peine, passé notamment par Fleury-Mérogis, il a purgé 22 ans en détention et n’en est sorti qu’en janvier 2021. Il avait choisi de vivre la vie frénétique des braquages plutôt qu’une vie bien rangée et ses dimanches électoraux. « Je n’avais jamais jugé utile d’aller voter, persuadé que mon vote ne servait à rien, que les dés étaient déjà jetés », narre-t-il aujourd’hui, entre l’écriture d’un scénario et d’une autobiographie à paraître en septembre prochain.

En prison, Khaled Miloudi écope d’un régime de détention renforcé. Il est placé sous le statut de DPS (Détenu Particulièrement Signalé) qui l’empêche d’obtenir une permission de sortie. « J’ai voté pour la première fois de ma vie par procuration en 2017″. Quel souvenir lui en reste-t-il?

« En promenade, des détenus venaient me voir pour me demander conseil. En prison, quand on sait lire et écrire, on sort un peu du lot », précise-t-il. « A l’époque, on nous laissait le choix entre la peste et le choléra. Beaucoup de prisonniers étaient tentés par le vote pour Marine Le Pen : c’était leur manière à eux de foutre le bordel ».

Certains allaient voter juste pour pouvoir croiser un ami qui était détenu dans un autre bâtiment. C’était l’une des rares occasions de socialiser.

« Nous avons discuté des guerres du passé. De la dictature en Espagne. Mais aussi des générations futures et du sort des étrangers. Nous avons choisi la peste : on a voté Macron », lâche-t-il.

Deux ans plus tard, il rentre pour la première fois dans un isoloir, installé dans le centre pénitentiaire de Réau (Seine-Et-Marne) dans lequel il se trouve. « Il  y avait une salle avec trois isoloirs et une urne pour glisser notre enveloppe. Mais surtout, une salle d’attente où l’on pouvait discuter. Certains allaient voter juste pour pouvoir croiser un ami qui était détenu dans un autre bâtiment. C’était l’une des rares occasions de socialiser. Sinon en prison, c’est ‘diviser pour mieux régner' », glisse-t-il.

« C’est marrant quand on y pense », ajoute-t-il, songeur. « J’étais en dehors de la société et je suis devenu citoyen en prison ».

L’abstention : le 1er partie de France, à l’intérieur comme à l’extérieur

En 2019, les détenus avaient offert leurs voix aux députés européens du Rassemblement National (23,6%) et de La France Insoumise (19,7%). « Je m’y attendais. ils en veulent au système. c’est un vote protestataire qui n’est pas vraiment surprenant », analyse François Korber. Mais comme ailleurs, le premier parti derrière les barreaux reste celui de l’abstention -qu’elle soit due à un désintérêt pour l’élection ou qu’elle émane d’une réflexion poussée.

Un prisonnier dans le Nord de la France explique : « Je ne suis pas particulièrement touché par la politique actuelle même si je trouve qu’elle est essentielle. La scène politique est tellement pervertie par l’argent ou tout simplement remplie d’incapables. Ici, une feuille a été distribuée pour s’inscrire au vote par correspondance, mais je n’y ai pas vraiment prêté attention. De manière générale, la politique est un sujet de conversation fréquent entre détenus. Mais je ne pense pas qu’il y en ait beaucoup qui votent ».

Certains détenus passent leur journée devant BFM TV mais est-ce que l’on peut considérer ça comme de la vraie information ?

Khaled Miloudi, de son côté, pointe la difficulté de s’informer sur le programme de chaque candidat. « Certains détenus passent leur journée devant BFM TV mais est-ce que l’on peut considérer ça comme de la vraie information ? », alerte-t-il. Khaled Miloudi se souvient du journal gratuit Metro que les gardiens glissent sous sa porte chaque matin jusqu’à la disparition du quotidien en 2015. Quand on lui en parle, Khaled Miloudi fait la grimace, visiblement pas le plus grand fan du seul journal disponible en accès libre en détention.

Le dispositif des urnes en prison, souhaité par Emmanuel Macron, ne fait pas que des adeptes, qui jugent que « la démocratie, ce n’est pas que le vote aux élections ». « Les débats politiques n’ont pas été autorisés en prison », note le député Ugo Bernalicis, qui fait campagne pour Jean-Luc Mélenchon.

A ces obstacles, s’ajoute la lourdeur des démarches administratives. « A chaque fois que tu as besoin de quelque chose en prison, il faut rédiger un courrier sur papier libre, y compris pour s’inscrire sur une liste électorale. Ça en rebute pas mal », fait remarquer Khaled Miloudi. « Un formulaire prérempli où l’on doit juste inscrire son numéro d’écrou, ce serait mieux pour ceux qui ont des difficultés en français », souffle-t-il.

Un combat démocratique qu’il reste à mener

A cause de ces obstacles, les militants pour le droit de vote en prison continuent d’espérer des améliorations. Tout trouvé, un petit coup de pouce qui permettrait de démocratiser le vote en prison se niche ni plus ni moins dans la Loi selon François Korber. « En France, le préfet décide d’ouvrir ou de fermer un bureau de vote. Il suffit d’en créer dans chaque établissement de France afin que les détenus n’aient pas à s’inscrire ailleurs. Il n’y pas besoin de changer le code électoral, il faut juste l’appliquer », martèle-il.

Ce rêve tourne à l’obsession pour François Korber qui croit avoir trouvé une preuve de l’existence d’un bureau de vote dans un monastère au siècle dernier. Depuis 2018, il attaque ainsi à tout va les préfectures de Paris ou Poitiers pour les contraindre à créer des bureaux de vote où les bulletins seraient dépouillés et comptabilisés sur place.

Le vote, c’est une dimension citoyenne indispensable : sans cela on ne peut pas
s’intégrer.

Pour le moment, les tribunaux administratifs ont continuellement rejeté sa requête; les juges ne pouvant forcer les préfets. « Le ministère de la Justice et l’Intérieur se rejettent la balle », peste-t-il.

« Le vote, c’est une dimension citoyenne indispensable : sans cela on ne peut pas s’intégrer. Tout le reste – les discours sur les valeurs républicaines, c’est du baratin », s’époumone l’homme.

Condamné une première fois en 1989, François Korber lui-même n’a plus le droit de voter. Procédurier, il pourrait demander à ce que la réforme du Code électoral soit appliquée à son cas de manière rétroactive. Mais, « je ne veux pas composer avec eux. Ils m’ont trop fait souffrir », proteste-t-il. Un sentiment sûrement partagé par les prisonniers qui, cette semaine, préféreront sans doute rester dans leur cellule plutôt qu’aller voter.

Méline Escrihuela

Image à la Une : Philippe Lopez pour l’AFP, lors des élections européennes en 2019.

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