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« Je ne l’avais jamais vu aussi dégueulasse » crache un passant, moustache et costumes gris comme le ciel. L’allégorie de la République, sur la place du même nom, est maculée de graffitis. Comme un cahier de doléances des manifestants de ces derniers jours. Dans les inscriptions, deux préoccupations : la libération de la Palestine et des souhaits moins pieux à l’encontre de l’extrême-droite.

L’urgence de la situation politique actuelle, qui a vu le Rassemblement National recueillir 9,3 millions de voix au premier tour des élections législatives, a eu l’effet d’un tremblement de terre. Ils sont nombreux à être arrivés à l’heure, quelques milliers déjà, mobilisés à l’appel de médias indépendants, de syndicats et d’associations. « Pour un front démocratique contre l’extrême-droite ». Le mot d’ordre est clair.

La french touch de Étienne de Crécy fait bouger les têtes, mues par la musique et l’énergie du désespoir. En cette fin d’après-midi de juillet, on tangue encore entre légèreté et gueule de bois. Les enfants rient, les parents moins. On se passe des pancartes qui louent le Nouveau Front Populaire. Des dizaines de mains jaunes, portées à bout de pics, ordonnent de ne pas toucher à leur pote.

Entre peur et colère

« Moi, ce qui me fait peur, c’est ce que ça va changer entre nous. » Le regard de Catherine s’embue légèrement, mais n’affecte pas son sourire. Un carton suspendu à son cou affirme que « la vieillesse (aussi) emmerde le Rassemblement National ». Quelques rides sur son visage confessent ses 78 ans, que son regard espiègle dément. « Y a pas que les jeunes ! » souffle-t-elle dans un éclat de rire.

« On dit que les vieux votent Macron ou Le Pen, ce n’est pas vrai. Moi, j’ai fait l’erreur une fois avec Chirac, mais depuis, plus jamais ! » Le monde sur la place la met en joie, mais elle avoue être pessimiste. « Même s’ils ne gagnent pas, la parole raciste qui s’est libérée va persister, malheureusement. Mais ça va peut-être relancer la lutte ! » conclut l’autoproclamée « vieille punk ».

Lilas oscille iel aussi entre rires et larmes. « J’ai pleuré toute la semaine », laisse-t-iel échapper. « Les résultats de dimanche m’ont mis un gros coup au moral. J’ai l’impression que ça va être encore pire dimanche prochain. » Son ton grave dénote avec les couleurs vives qu’arbore son visage délicatement poudré. « J’ai peur pour le futur des personnes trans comme moi, et pour la communauté LGBT en général. » La cause, une parole LGBTphobe de plus en plus audible, qui charrie avec elle les clichés les plus infâmes. « On est diabolisés sans raison. On est vus comme des personnes qui vont pervertir la jeunesse alors qu’on essaie juste de vivre nos vies dans le corps qu’on a envie d’avoir. »

Marion, Théo et Axelle sont tous les trois bibliothécaires. Encore plus que la peur, c’est la colère qui les amène ici. Axelle ne comprend pas ce vote extrême en masse. « Les vieux d’accord, mais les jeunes… Qu’est-ce qui les anime à part la haine ? » Elle garde le sourire, mais dans son regard bleu électrique, ses peurs sont bien présentes. « Je travaille dans la culture, je viens d’une famille racisée, je vois les dégâts que pourraient causer une arrivée au pouvoir du RN » déplore-t-elle. « Mais on est là, j’avais besoin de voir s’il y avait du monde de mobilisé ce soir… On va faire barrage, tous ensemble. » Ses deux collègues acquiescent.

Florence, qui travaille, elle aussi, dans la culture, est désespérée de voir le RN absout de son antisémitisme. « On sait qu’ils haïssent les Juifs mais les médias de Bolloré ont réussi à nous faire croire l’inverse. » La « daronne queer écolo juive qui combat le FN depuis toujours », comme l’indique sa pancarte, hallucine. « Je me suis fait insulter d’antisémite en distribuant des tracts contre le RN, parti historique de l’antisémitisme. Moi qui suis juive ! Jamais je n’aurais pensé vivre ça un jour dans ma vie » regrette-t-elle. « Je ne le pardonnerai jamais. »

L’importance de refaire société

Les prises de paroles et les concerts s’enchaînent. Arié Alimi, le duo Mauvais Œil, l’association citoyenne Attac, le réalisateur Cyril Dion, l’économiste Julia Cagé… L’écrivaine et Prix Nobel de littérature Annie Ernaux laisse un message vidéo qui galvanise la foule. Tout comme l’intervention de la drag queen Sara Forever sous les vapeurs arc-en-ciel des fumigènes. La foule écoute, réagit, s’embrasse, dans une douce cohésion que la grisaille ne ternit pas.

C’est au tour de la scène rap, sélectionnée par la plateforme de culture hip hop Grünt, d’occuper l’espace sonore. « J’ai le passeport rouge donc je reste ici » scande le rappeur Prince Waly. « Fuck Jordan qu’il se barre de là ! » répond le public. La punchline, tirée de son morceau Charm el-Cheikh, régale l’assemblée. Il sort ensuite de sa poche un drapeau tricolore qu’il agite. Les spectateurs exultent. « Il ne faut pas avoir honte de le brandir ! » revendique l’artiste.

Parmi eux, Kyllian est, lui aussi, venu muni du sien. « On l’associe beaucoup trop à l’extrême-droite », explique l’étudiant. Sous ses cheveux en bataille, les idées sont claires : « C’est important de se le réapproprier. Les valeurs de la France sont “liberté, égalité, fraternité» et c’est dommage qu’un parti qui crache sur elles soit associé à ces couleurs. » Ils sont plusieurs dizaines à l’agiter dans la foule, comme pour reconquérir un symbole.

Gauvain Sers, artiste originaire de la Creuse, entame un poème chanté. « Si tu voyais, grand-mère, tout là-haut ton pays qui se perd, t’en aurais des sanglots… » Le monde se tait, les briquets s’allument. Le ciel lui-même verse des larmes sur la foule qui, survoltée une minute plus tôt, a retrouvé sa gravité. Et sa tristesse d’une France à ce point fragmentée. « Toi qui a combattu tous les marchands de haine, j’pense à toi et ça me tue, de savoir qu’ils reviennent » pleure le chanteur à la guitare.

Dans l’ombre de la statue de la République, Edwy Plenel écoute, anonyme, les discours et les chansons. Son constat est funeste. « La catastrophe est là », affirme l’ancien directeur de Médiapart. « La possibilité que l’extrême-droite soit au pouvoir en France est le résultat d’une succession de renoncements. Il est temps d’arrêter d’être spectateur. »

La nécessité de construire un rapport de force avec les représentants politiques lui apparaît comme une urgence absolue. « Après la dissolution, tous ces partis politiques de gauche qui se tiraient dans les pattes, qui étaient dans des rivalités d’hégémonie… Nous, en tant que société, leur avons dit ‘stop’. Et là où soi-disant leurs programmes étaient irréconciliables, en un jour, ils ont réussi à s’unir autour d’un projet qui tient la route. »

Les responsabilités, à droite, à gauche

De sa fidèle et énergique verve, il développe : « Nous devons dire à toutes ces chapelles partisanes qu’on en a assez de leurs divisions. Que lorsqu’il y a une telle menace, il faut s’unir au service de la société. » Avec l’électorat du RN, même constat. L’heure n’est plus au dialogue. « Il ne s’agit plus de les écouter gentiment, de leur faire la leçon. Ceux qui basculent dans ces idées terrifiantes de haine, il faut qu’on leur montre qu’on est plus fort. »

Également présente sur la place de la République hier soir, Rokhaya Diallo considère que la complaisance n’a que trop duré vis-à-vis des électeurs d’extrême-droite. « Je suis toujours un peu consternée qu’on ait ce regard de pitié sur eux. “Ils souffrent, ils sont en colère…” Mais il y a des gens qui souffrent dans leur chair, qui meurent sous les balles de la police, dans la Méditerranée, leur souffrance à eux aussi est légitime », rappelle-t-elle. Son message à ceux tentés de glisser un billet RN dans les urnes est clair : « Soyez responsables, et soyez dignes des valeurs de la République. »

Le rassemblement qui meut la gauche ne doit pas, selon elle, l’exempter de reconnaître ses responsabilités dans la situation explosive actuelle. « Nous sommes nombreux à alerter depuis très longtemps de la montée du racisme. Et beaucoup d’entre nous ont été diabolisés pour ça, y compris par une partie de la gauche », affirme la journaliste. « On est traités de communautaristes et accusés de fragmenter la gauche, mais ce n’est pas nous le problème, ce sont les gens qui nous accusent. » La lutte contre l’extrême droite doit être une lutte « de tous les instants, quand le gouvernement fait sa rentrée sur les abayas, quand des camps de Roms sont détruits, quand des lois sécuritaires ou des politiques migratoires ultraviolentes sont votées… », énumère-t-elle.

La nuit tombe, les discours s’enchaînent. Judith Godrèche pleure avec la foule. L’acteur Swann Arlaud hurle au micro les points du programme du Nouveau Front Populaire. Le message vidéo de Christiane Taubira achève de galvaniser le public. La scène est ensuite confiée à Zaho de Sagazan, Izia, ou au bien nommé groupe Bagarre qui met tout le monde à terre. Chevelure rose et lunettes noires sur le nez, l’artiste Denis Darko demande aux 40 000 personnes en transe si l’espoir est là, ce soir. La foule hurle que oui. Qu’en sera-t-il, dimanche dans les isoloirs ?

Ramdan Bezine

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