Une baffe. Les résultats des élections européennes portent l’extrême droite en tête avec 31,37 % des voix, loin devant la candidate de la majorité (14,6 %) et le socialiste, Raphaël Glucksmann, (13,83 %). La liste de l’Insoumise, Manon Aubry, remporte 9,89 % des voix et celle de François-Xavier Bellamy (LR), 7,25 %.
Des résultats historiques pour l’extrême droite, à l’issue desquels Emmanuel Macron a décidé de dissoudre l’Assemblée nationale et de convoquer des élections législatives anticipées.
Avec un taux de participation de 52 %, cette élection a mobilisé les électeurs et électrices français comme jamais depuis trente ans. Cette hausse est notable, en particulier dans les villes et les quartiers populaires.
Ulysse Rabaté, spécialiste des formes d’engagement politique au sein des classes populaires, ancien élu d’opposition à Corbeil-Essonnes, analyse cette poussée. Mais aussi, la victoire historique du Rassemblement National sur le plan national. Interview.
Hier soir, nous avons vécu une soirée historique à différentes échelles. Quelle est votre réaction ?
Il y a le côté surprenant de la dissolution. En même temps, ce n’est pas non plus un choc dans le sens où ça accélère une victoire que l’on voyait venir aussi. Ça ne change pas la donne politique que l’on ressent depuis le début du mandat, c’est-à-dire une montée en puissance du Rassemblement National et de ses idées alimentées par le Président.
Derrière le caractère artificiel de l’opposition, le macronisme et le RN sont alliés objectifs dans l’idée d’effacement, voire de destruction de ce qu’est un camp humaniste et progressiste dans ce pays. On le voit dans une situation comme celle d’hier soir. Dans cette configuration, la question est : qu’est-ce que peut et va faire la gauche ?
En Seine-Saint-Denis, le taux de participation était d’environ 43 %, soit une augmentation de plus de 5 points comparé aux dernières élections européennes (38 %). Comment l’expliquer ?
Finalement, il y a beaucoup de villes populaires où la participation rattrape la moyenne nationale. C’est toujours intéressant de voir cela pour mesurer tous les discours de stigmatisation sur la participation dans les quartiers, sur la pseudo-dépolitisation des quartiers populaires.
Il y a quand même eu une mobilisation des personnes concernées par les discours de l’extrême droite
Dans le contexte d’une campagne électorale, où les idées de l’extrême droite sont très présentes, il y a quand même eu une mobilisation des personnes concernées, des classes populaires concernées par les discours de l’extrême droite.
Je travaille sur des bureaux cibles dans plusieurs villes de la région parisienne. Ce sont les bureaux historiques des quartiers populaires, particuliers, car ils ont aussi subi les démolitions, avec beaucoup de circulation de population. Dans ces bureaux-là, la liste de Manon Aubry (LFI) a obtenu 50, voire 80 % des suffrages. Ce sont des scores très impressionnants, dans des lieux dont on prétend qu’ils sont éloignés de la politique.
On traverse un moment politique où la centralité des quartiers populaires se manifeste
La mobilisation des quartiers populaires n’est pas sans poser des questions sur les conséquences du comportement des organisations dominantes à gauche à l’égard des quartiers, et de celles et ceux qui les représentent. On traverse un moment politique où la centralité des quartiers populaires [une centralité politique des quartiers qui serait sous-estimée] se manifeste.
La liste LFI menée par Manon Aubry a pris la tête dans l’ensemble du département avec 37 % des suffrages. Une analyse de ce résultat ?
Ce n’est pas du tout une surprise, quand on regarde les résultats de la présidentielle 2022 et les scores stratosphériques de Jean-Luc Mélenchon dans de nombreuses villes de Seine-Saint-Denis. Ou quand on observe le nombre de députés que la Seine-Saint-Denis a « offert » à la NUPES, il n’y a pas à s’étonner du score de la gauche.
Pour revenir au discours de disqualification et de stigmatisation des quartiers selon lequel il n’y aurait pas de conscience politique dans les quartiers. On voit aujourd’hui que les villes populaires, qui ont aussi une histoire de rencontre entre un projet politique de gauche et une mobilisation des classes populaires (qui est traditionnellement incarné par le communisme municipal), cette rencontre-là n’a pas disparu. Elle s’est sans doute transformée, elle passe par d’autres vecteurs pour se manifester.
Pour LFI, c’est l’aboutissement d’une campagne volontairement tournée vers les quartiers populaires. Une explication sur cette stratégie ?
Il y a un constat qui est que manifestement, les quartiers populaires aujourd’hui sont un capital électoral pour la gauche qui est assez clair sur la question de l’opposition à l’extrême droite et au racisme.
Il faut dépasser cette conception des quartiers comme capital électoral et aller vers une considération des quartiers comme la composante d’un capital politique. C’est un travail qui dépasse juste le travail de campagne électorale.
Quelle place ont les quartiers dans le nouveau logiciel politique de la gauche ? D’une certaine manière, hier, quand Jean-Luc Mélenchon dit « maintenant, c’est la place de la nouvelle France qui doit s’opposer à l’extrême droite », moi, je suis plutôt d’accord avec ce type de discours. L’imaginaire politique que l’on construit pour une société égalitaire, antiraciste, féministe, quelle place laisse-t-elle aux quartiers populaires ?
Sans les quartiers, la gueule de bois serait encore plus violente ce matin. C’était déjà le cas lors des dernières législatives en 2022. Mais là, c’est encore plus marquant : si les quartiers populaires ne s’étaient pas mobilisés, la situation aurait été bien plus compliquée.
En Seine-Saint-Denis, la liste de Manon Aubry devance celle de Jordan Bardella du Rassemblement National. Mais l’extrême droite progresse tout de même de 6 points dans le département. Comment l’expliquer ?
Les explications sont dans les grosses données structurelles du vote Rassemblement National, à savoir la montée en puissance dans la jeunesse. Leur augmentation de 6 points par rapport aux dernières Européennes reste quand même le vote sanction privilégié contre le gouvernement d’Emmanuel Macron.
Quand on regarde les scores de l’extrême-droite en Seine-Saint-Denis, et plus largement dans la banlieue des grandes agglomérations, l’inquiétude n’est pas du côté du score, elle est plutôt du côté de celles et ceux qui ne se mobilisent pas malgré le contexte.
L’abstention reste tout de même notable avec un pourcentage qui atteint les 56 %. Pourquoi ?
Il y a une mobilisation électorale qui est indéniable et qu’il faut mettre au centre de l’analyse politique. Le problème, c’est qu’en face de cette donnée, il y a cette abstention qui reste importante, qu’il ne faut jamais mettre de côté. Les bureaux dans lesquels les scores sont les plus impressionnants sont aussi des bureaux dans lesquels on tombe à 20-25 % de participation.
Ce qui est dur, c’est de traiter les deux en même temps : à la fois une mobilisation impressionnante qui démontre une conscience politique très ancrée dans les quartiers. Et en même temps, il y a cette question de l’abstention, d’un rejet de la politique qui n’est pas un rejet de désintérêt, mais un rejet objectif du mal que la politique a fait aux quartiers.
Si la gauche continue de penser que les quartiers populaires sont juste du capital électoral, mais qu’elle ne regarde pas du côté de l’abstention, elle ne se rendra pas compte de tout ce qu’il y a à changer, y compris en elle-même.
Parfois, les mobilisations ordinaires dans les quartiers sont des modes d’engagement qui travaillent des idées de gauche comme la solidarité, le partage des richesses, le fait de prendre soin de celles et ceux qui en ont le plus besoin. Mais qui, en même temps, sont dans un refus de s’inscrire dans l’échiquier politique traditionnel. Ce n’est pas un refus décérébré, c’est un refus qui est le fruit d’une réflexion parfois sur plusieurs générations d’acteurs et actrices politiques qui ont des raisons de se mettre en retrait du jeu politique.
Comment définiriez-vous l’orientation politique des quartiers populaires ?
Il y a à la fois une récupération de l’héritage de la gauche, et de cette idée que les classes populaires doivent s’opposer à un ordre social inégalitaire. Mais en même temps, qui se mêle à une invention politique propre aux quartiers populaires marquée par la pensée postcoloniale ou décoloniale, et à un mode de vie spécifique aux quartiers populaires.
Le mode de vie dans les quartiers populaires traduit une histoire qui n’est pas celle du monde ouvrier et de la gauche, mais qui a quand même un espace commun avec elle. La question aujourd’hui est : est-ce que cet espace commun est-il suffisant ?
Je considère que la gauche, soit elle s’ouvre à cet univers politique nouveau, ce qui demande de se remettre en cause, soit elle n’y arrive pas. Mais auquel cas, il ne faudra pas s’étonner de revivre des soirées comme on en a vécu hier.
Après l’annonce des résultats, le président de la République Emmanuel Macron a annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale. Quels sont les enjeux pour les électeurs et électrices issus des quartiers populaires ?
Aujourd’hui, quand les quartiers s’expriment et votent sur un scrutin comme celui-ci, quand ils donnent des scores à la gauche, il faut lire ce score dans toute sa complexité.
Il y a des actrices et des acteurs politiques qui se sont manifestés. La question de l’Assemblée nationale des quartiers, de la place que doit avoir cette organisation dans les discussions aujourd’hui, elle se pose. Ce n’est pas possible que les premiers mots de remerciements de Mathilde Panot, hier soir, soient pour les quartiers, et qu’ensuite, dans les négociations politiques, on ne considère jamais qu’il y ait une parole légitime des quartiers.
S’il n’y a pas de signes que la gauche prend acte de cette centralité des quartiers, il n’y aura pas de miracle en termes de mobilisation. Si on regarde juste avec les données objectives de ce qu’est la vie politique française depuis 30 ans, le miracle déjà, c’est la mobilisation à laquelle on a assisté hier. Ça veut dire que vraiment, il y a une conscience politique qui est ancrée, et une analyse de la situation.
Il y a eu la place de la Palestine dans la campagne qui est un marqueur. Par contre, cela ne résume pas la richesse des engagements politiques dans les quartiers qui se sont traduits dans les votes d’hier. Le vote est le fruit d’une analyse qui prend plein de données en compte.
Propos recueillis par Coralie Chovino