BB : Dans votre livre, vous analysez les rapports entre la gauche, les quartiers populaires et les différentes formes de mobilisations politiques qui peuvent être mieux saisies par les élus notamment. Alors que l’on voit des jeunes de plus en plus connectés pour des causes, comment expliquez-vous le désintérêt croissant de ces mêmes jeunes dans les quartiers populaires pour la politique classique, celle des débats de l’Assemblée et du Sénat… ?
Ulysse Rabaté : C’est un désintérêt pour la politique qui peut être vu seulement en apparence. C’est-à-dire qu’il y a un intérêt qui est toujours vif pour la politique, pour les questions qui concernent le territoire, la ville, le quartier, le pays aussi. Mais pour plusieurs raisons qui s’analysent un peu précisément, la politique dans sa forme traditionnelle, rencontre soit de l’indifférence dans le meilleur des cas, soit dans le pire des cas du dégoût. C’est ce que j’essaie de faire comprendre dans mon livre.
Les jeunes ont envie de s’investir pour le collectif. Ils ne se reconnaissent pas forcément dans les outils d’hier pour agir sur le monde.
Dans votre livre, vous parlez d’autres formes d’engagement des jeunes qui s’opposent à la politique politicienne. Que pouvez-vous nous dire sur ce phénomène ?
Par mon expérience de militant et d’élu, je me suis forgé cette idée simple : les jeunes ont envie de s’investir pour le collectif. Ils ne se reconnaissent pas forcément dans les outils d’hier pour agir sur le monde. Cependant il y a toute une diversité de mobilisations qu’on peut considérer comme autonomes, même s’il faudrait réfléchir à ce que voudrait dire ce mot.
En tout cas, ces manifestations spontanées qui revendiquent une forme de légitimité à faire de la politique, et qui du coup dans le même temps, contestent une sorte de monopole des appareils politiques traditionnels sur l’action publique. Je trouve que c’est salvateur comme mouvement et qu’il ne faut pas en avoir peur, notamment à gauche. Au contraire. C’est quelque chose qui, d’une certaine façon, peut sauver la politique.
À l’échelle locale, nombreux sont ceux qui ont très mal réagi à cette nouvelle aspiration à faire de la politique de la part des habitants des quartiers.
Cette lucidité par rapport à la politique politicienne irrigue la nouvelle génération dans les quartiers populaires. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Évidemment qu’il y a une forme de remise en question. Même si je suis jeune et que j’ai navigué à la périphérie du champ politique, je me considère plutôt remis en cause d’une certaine manière à travers tous ces rassemblements. En un sens, cette contestation de la politique traditionnelle est bien sûr violente pour les acteurs du champ politique. C’est d’autant plus le cas, si ces derniers ne veulent pas accompagner ce bouleversement et comprendre, ce que j’appelle dans le livre pour reprendre un morceau connu de l’histoire du hip hop, « s’ils ne veulent pas comprendre le message, le champ politique, c’est très violent pour eux. »
Tout ceci est décortiqué dans mon ouvrage. C’est-à-dire qu’à l’échelle locale, nombreux sont ceux qui ont très mal réagi à cette nouvelle aspiration à faire de la politique de la part des habitants des quartiers. La gauche s’est sentie particulièrement concernée. Des réactions très violentes du champ politique se sont ainsi exprimées à l’égard de ces mobilisations spontanées. Il faut faire la genèse de cela pour en sortir.
Lorsque des mobilisations spontanées issues des quartiers s’organisent, elles bouleversent un pouvoir en place qui détermine ce qui est politique et ce qui ne l’est pas.
Qu’est-ce qui a provoqué ces réactions très dures de la part des cercles politiques traditionnels ?
Il y avait une sorte de définition un peu établie de la politique. Une forme qui accordait à certains engagements la légitimité et même la noblesse politique, et qui du coup, ne reconnaissait pas d’autres engagements de même nature, mais qui n’avaient pas le droit d’entrer dans ce domaine. Lorsque des mobilisations spontanées issues des quartiers s’organisent, elles bouleversent un pouvoir en place, ce que Bourdieu appellerait un pouvoir symbolique, c’est-à-dire la capacité de définir l’ordre des choses, de déterminer ce qui est politique et ce qui ne l’est pas.
Quand on conteste cette faculté, ceux qui en sont dépositaires ne réagissent pas toujours violemment. Heureusement, certains sont capables d’entendre ce qui se passe, mais une majorité d’entre eux réagissent brutalement et du coup creusent des distances entre la politique et derrière la politique, souvent c’était la gauche et les nouvelles formes de mobilisation.
L’expliquer c’est faire la socio-histoire de ces mouvements contestataires, de ce qu’ils ont réussi et de ce qu’ils ont raté. Souvent l’idée qui prédomine laisse entendre, que les mobilisations n’auraient sans doute pas assez transmis leurs combats depuis les années 1980. Pourtant quand on travaille sur l’histoire de ces révoltes, on se rend compte qu’une grande volonté de transmission s’est manifestée, mais qu’il y a également eu de la stigmatisation, de l’invisibilisation, qui a grandement contribué au fait que certains acquis politiques n’aient pas été forcément appropriés par le plus grand nombre.
Aujourd’hui, il faut s’apercevoir que les gens parlent plus de politique devant les épiceries, dans les gymnases qu’à l’Assemblée nationale. Cette posture intellectuelle et politique-là nous permet de repartir, de retrouver les traces de l’héritage de la gauche au sein d’engagements, mais aussi de prises de positions à l’échelle de l’ordinaire.
La gauche a énormément déçu dans les quartiers populaires et semble toujours vivre sur un mythe de lien privilégié avec les habitants… Comment expliquez-vous ce décalage par rapport à la jeune génération qui réinvente la politique ?
C’est un cheminement et une réflexion politiques qui sont vraiment en cours. Ce qui est sûr c’est qu’en acceptant l’idée qu’elle vit dans un mythe, la gauche peut largement avancer dans ce processus. Quand on décortique un peu ce mythe, évidemment qu’ il y a des choses qui s’effritent, voire qui s’effondrent, mais il faut l’accepter.
De l’autre côté, il faut aussi ouvrir la porte à un tout tas de manifestations qui ne versent pas forcément que dans le conflit et le refus, mais qui peuvent s’inscrire dans une volonté de continuité et de réappropriation de cet héritage politique-là. Mais encore faut-il entendre cette volonté d’entrer dans cette histoire, et c’est ce que j’essaie de travailler dans le livre et encore aujourd’hui dans mes recherches. On retrouve les valeurs de la gauche dans un très grand nombre de rassemblements qui sont instinctifs et autonomes.
On croit parfois que la politique a disparu, que la gauche telle qu’on l’a connue a disparu, mais en fait elle peut se retrouver dans tout un tas de manifestations et de prises de positions.
Aujourd’hui, il faut s’apercevoir que les gens parlent plus de politique devant les épiceries, dans les gymnases qu’à l’Assemblée nationale. Cette posture intellectuelle et politique-là nous permet de repartir, de retrouver les traces de l’héritage de la gauche au sein d’engagements, mais aussi de prises de positions à l’échelle de l’ordinaire.
J’estime qu’on doit se retrouver dans ce schéma à gauche. C’est aussi la note d’espoir du livre : on croit parfois que la politique a disparu, que la gauche telle qu’on l’a connue a disparu, mais en fait elle peut se retrouver dans tout un tas de manifestations et de prises de positions. Mais pour ça, il faut une forme d’humilité et d’acceptation de ce qui est train de changer.
Par rapport à ça, la nouvelle génération s’empare de nouvelles thématiques qu’elle estime souvent comme délaissées par la gauche (racisme, inégalités sociales, violences policières…). La réinvention de la politique passera-t-elle par plus de vécu ?
En tant que président de l’association Quidam et avec la FRAP, j’ai la chance d’avoir une forme de laboratoire de ce nouveau rapport au champ politique de toute une nouvelle génération qui veut participer à l’action publique. Je pense que c’est vraiment très important de continuer à faire vivre des espaces qui revalorisent l’idée de faire de la politique, parce que ce serait terrible d’en rester au “beurk beurk” et de considérer que la distance serait la bonne chose.
Une nouvelle génération émerge et remet au goût du jour ce qu’on appelle une forme d’expérience sociale, et la valeur de ce vécu pour prendre des positions politiques.
Au contraire, il faut qu’on retrouve des formes d’acquisitions de nouveaux codes politiques et trouver les moyens d’être dans le rapport de force. De ce point de vue, une nouvelle génération émerge et remet au goût du jour ce qu’on appelle une forme d’expérience sociale, et la valeur de ce vécu pour prendre des positions politiques.
A cet égard, l’antiracisme prôné par le combat d’Assa Traoré montre cette articulation salvatrice entre une expérience sociale, une connaissance de la réalité et une revendication d’évoluer dans le champ politique. C’est aussi notre dette collective envers quelqu’un comme Assa Traoré, qu’elle ne refuse pas le mot politique, au contraire, elle dit qu’elle en fait. Du coup, elle encourage tout une génération aussi à s’affirmer, certes, dans le conflit et la colère, mais toujours à transformer cela en une forme de combat politique.
Pour ma part, je considère et je l’ai déjà dit ailleurs, c’est que lorsqu’on voit l’état de la France et notamment, la montée de l’extrême droite ainsi que la poussée dramatique de ses idées, la solution peut surgir des quartiers populaires, de ces générations d’habitants qui défendent un autre idéal de la société française que celui qu’on nous sert aujourd’hui. Une idée de justice, de solidarité, d’aspiration à être tous reconnus dans une forme d’égalité. Cette énergie peut être une chance unique pour le pays.
Mis à par l’aspect sécuritaire, les jeunes des quartiers représentent-ils encore un enjeu concret pour la classe politique ?
De toute façon, la jeunesse constitue un enjeu pour l’avenir de notre pays. Son rapport à la politique est quelque chose qui, à mon sens, va complètement déterminer et recomposer l’échiquier politique de demain. Puisque si on combine les revendications environnementales, antiracistes, les combats féministes, on voit que tous ces défis modernes de la société, sont aussi portés par la jeunesse dans une forme conflictuelle à l’égard du champ politique traditionnel. Ce constat a fait ressortir pour la nouvelle génération, cette idée très forte et très importante: la grande faiblesse du champ politique pour mener ces luttes.
Dans cette contre-histoire, on peut redécouvrir tout un tas de formes de prises de paroles politiques ignorées ou stigmatisées pour l’instant par la politique classique.
C’est pour cela qu’on revendique l’idée de faire ailleurs et autrement, et d’écrire ce que des historiens comme l’algérien Daho Djerbal et Etienne Balibar ont appelé une ‘contre-histoire’. C’est-à-dire une contre histoire qui refuse la version officielle et ne s’écrit pas seulement en opposition, mais aussi en parallèle. Je crois qu’il y a quelque chose de cet ordre-là qui peut se jouer.
Dans cette contre-histoire, on peut redécouvrir tout un tas de formes de prises de paroles politiques ignorées ou stigmatisées pour l’instant par la politique classique. Je parle beaucoup dans le livre de hip-hop et de sa place dans le champ politique en France. J’évoque également tout ce qu’a pu travailler le champ de l’éducation populaire, notamment dans le domaine du sport. Ça permet de comprendre, comment on retrouve tout un tas de comportements, de prises de positions politiques qui en réalité depuis des années, écrivent déjà une histoire politique qui n’a pas voix au chapitre, mais qui peut ressurgir à tout moment comme une solution pour l’avenir du pays.
Propos recueillis par Hervé Hinopay