« Tremblez de joie, tremblez d’effroi, la voici… » Karaba ? Non, Keiona ! C’est par ces mots que la reine franco-ivoirienne, native du 20e arrondissement de Paris, a fait son entrée dans la version française de l’émission Drag Race. Des mots qui, dès le début, ont sonné comme un avertissement au public et à la concurrence. Keiona n’est pas là pour jouer. La nouvelle souveraine du drag français est ambitieuse et n’a pas peur de le faire savoir.
« Dès les 15 premières secondes où elle est apparue à l’écran, j’ai su que c’était elle qui allait gagner », assure Mylène, qui suit l’émission pour la première fois. « On ne voyait qu’elle, même au milieu de toutes les autres. » Magnétique, solaire, elle brille à chaque épisode par son talent et sa ténacité. Et s’impose rapidement comme la favorite. Une détermination intense, mais toujours dans la bonne humeur. Et une forme de compétitivité qui n’interdit pas la sororité. « Ce sont mes sœurs, je les aime. Mais la porte, c’est là », sourit Keiona, fatale, dans son portrait télévisé.
Mon père n’a jamais essayé de comprendre qui j’étais
À chaque épisode un défi, dans lequel elle se surpasse et finit par exceller. Sa première victoire, à l’issue d’une comédie musicale intitulée « Le Bossu de Notre Drag » sonne comme une revanche sur son histoire. Le personnage de Quasimodo qu’elle incarne avec brio, est rejeté par son père. Comme elle. Ce qu’elle évoque sans détours à la caméra.
« Mon père n’a jamais essayé de comprendre qui j’étais, pourquoi je faisais certains choix », raconte Keiona. « Il a toujours eu envie d’avoir un fils aîné militaire ou docteur. J’ai contrecarré ses plans. J’espère qu’il va regretter, car il rate l’opportunité d’être avec une star », mouche Keiona en provoquant l’hilarité des autres queens.
Murder on the dancefloor
Cette étincelle en elle, que les Américains appellent star quality, elle n’en a jamais douté. Ni elle, ni personne l’ayant déjà vue performer. « Les gens viennent me voir en spectacle parce que je dead ça », affirme Keiona dans son portrait. Quiconque l’a vue danser en ball (événement artistique LGBT créé par la communauté trans racisée de New York City dans les années 80) pourra en attester : c’est une tempête, une tornade de feu.
L’œil humain aurait presque du mal à suivre ses mouvements, sa cadence. Elle se bat contre l’air, conteste la gravité, augmente la température. Mêle force et grâce, avec virtuosité. Quand elle dip (figure de voguing consistant à se jeter au sol sur le dos), on s’attendrait à la voir se briser en mille morceaux. Mais c’est le sol qui se casse face à tant de fougue. Ten, ten, ten sur l’échelle de Richter.
Quand j’arrive sur la piste de danse, j’éteins la concurrence
Invitée au jury de Drag Race, même Virginie Despentes n’en revient pas. Keiona est un avion de chasse, une machine de guerre qui opère avec délicatesse. « Katoucha, Iman, Naomi Campbell ». Ces supermodels des années 90, qu’elle cite comme références, émanent d’elle quand elle est sur scène. « Quand j’arrive sur la piste de danse, j’éteins la concurrence », prophétise-t-elle dans la chanson hymne de la saison 2 de Drag Race.
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Elle atomise ses rivales, mais toujours avec le sourire. Et le regard perçant, pénétrant même. Un regard conscient de son pouvoir de persuasion. Au micro de Sonia Devillers sur France Inter, Kévin, l’homme derrière la drag queen, décrit son alter ego comme « une demoiselle qui veut séduire et qui obtient généralement ce qu’elle veut », et lui comme le manager.
« Keiona c’est la star. Elle m’a ouvert les portes en grand. J’ai fait plein de choses en drag que Kévin n’aurait pas pu faire. » Il y a quelques années encore, pourtant, il n’osait pas s’aventurer dehors en plein jour sous les traits de son double. « Je savais que je ne pouvais pas sortir habillée comme ça dans le 91, je ne voulais pas me mettre en danger » déclare Keiona dans Le Parisien. Tout a changé depuis. Les rues de l’Essonne ? Trop étroites pour elle.
Une visibilité primordiale pour les queers racisés
Après plusieurs années de domination sur la scène voguing en France, pas étonnant que les contours de celle-ci deviennent trop petits pour les ambitions de la reine. Avec la reconnaissance du milieu, les opportunités s’enchaînent. Elle part en tournée avec Kiddy Smile, figure incontournable de la house. Puis vogue dans les bureaux de Vogue France sous l’œil de la caméra de Loïc Prigent, documentariste mythique du monde de la mode. S’en suivent les spectacles, les cabarets, une apparition dans le film « Battle Freestyle » sur Netflix, ainsi que dans le jeu Just Dance. Et surtout, l’aventure américaine.
Dans un anglais parfait, on la voit concourir avec d’autres membres de sa house (nom donné aux différentes « équipes » qui composent la scène ballroom), la House of Revlon, à l’émission Legendary sur HBO Max. Cette compétition de danse la verra atteindre la 3ème place sous l’œil avisé, entre autres, de Law Roach et Keke Palmer. Et finit de l’asseoir mondialement comme une personnalité majeure de la scène ballroom.
Si Drag Race a rappelé au monde la présence du drag dans la culture française, la victoire de Keiona, elle, ouvre un autre champ des visibles. Dans Le Monde il y a deux mois à peine, la queen of the queens déplorait l’extrême rareté, durant son enfance, des Noirs issus de la communauté LGBT en France. Ils étaient deux. « Il y avait Magloire et Vincent McDoom », figures moquées, caricaturées. Les personnes racisées queer, en manque cruel de représentativité mainstream, disposent maintenant d’une nouvelle icône, talentueuse, forte, qui ne s’excuse pas de ce qu’elle est : désormais, c’est avec Keiona qu’il faudra compter.
Ramdan Bezine
Crédit photo : France 2