Il est midi passé et Télénie s’installe sur la banquette en skaï rouge de la Brasserie Boulingrin. Elle précise d’emblée : les interviews, les médias, ce n’est pas franchement son truc. Plus à l’aise dans l’ombre ou sur un terrain. Invitée à Reims dans le cadre d’un colloque sur le football féminin, la jeune femme va pourtant retracer son parcours en un tartare d’œuf-mayo, un fish and chips et une coupette de fraises recouverte de crème fouettée, tout ça juste avant de sauter dans le prochain train pour Paris. Un geste technique en soi.

« Teninsoun, Télénie ou Tél, comme tu veux en fait, je laisse le choix ». Elle rit et cale ses béquilles contre la table. Un bébé à la table voisine lui fait des sourires, elle y répond, joue avec lui, apparaît attendrie. Une petite fille s’approche, demande un autographe, sa maman en profite pour prendre une photo d’elle avec la joueuse professionnelle. Une fois ce petit monde parti, Télénie confie, prête à engager la conversation : « J’adore les enfants ». Même un peu recouverte par le bruit des couverts, la voix de la jeune femme se pose et apaise. Tout le bruit de la pièce ne pourra entraver la clarté du récit qu’elle s’apprête à dérouler.

Télénie est née le 2 septembre 1992 à Saint-Denis. Elle raconte une enfance simple et cadrée. Unique fille d’une fratrie de cinq, elle grandit entre trois grands frères et un plus jeune dans le quartier de la Maladrerie à Aubervilliers. « J’ai commencé à jouer au football toute petite, avec mes frères et leurs potes ». Elle « kiffe l’école », stimulée par les réussites scolaires de ses aînés. Et sa mère ne rigolait pas sur le sujet : « il fallait se concentrer et ramener de bons résultats. Elle a fait arrêter le foot à mes frères pour ces raisons. Cela devait rester un loisir, ça ne pouvait pas devenir un métier ».

Inscrite au club amateur du coin, le Football club municipal d’Aubervilliers, elle intègre la section d’équipe féminine fraîchement créée. Elle a alors 12 ans et s’entraîne avec des U16. « Pour moi je jouais contre des mamans, quoi ! ». A côté, elle continue à jouer avec les garçons de sa cité. « En club, je commençais avec les filles parce qu’il fallait bien remplir cette nouvelle section, raconte-t-elle. Mais j’ai vu la différence de niveau, je me suis un peu ennuyée au début, parce que certaines ne savaient même pas faire un contrôle ».

Le sport-études qui tend les bras, la maman qui refuse, et puis…

Affrontant des gabarits de filles en fin d’adolescence, la jeune Télénie y trouve un nouveau défi. « J’étais frêle mais technique, c’était un écart intéressant à travailler à l’époque ». Elle se rappelle une anecdote et s’en amuse : « Avec une amie, quand il faisait vraiment froid, on avait pris l’habitude de jouer avec nos bonnets. Lorsqu’on nous voyait jouer, on nous prenait pour des petits garçons. Et quand on retirait nos bonnets, ils étaient tous surpris de découvrir deux filles en dessous. C’est drôle que ça me revienne spontanément, aujourd’hui ».

Particulièrement douée, Télénie redouble d’efforts, de rigueur et d’application, « j’ai vraiment bossé sérieusement. Il fallait convaincre ma mère ». A 14 ans, elle a l’opportunité de partir en sport-études. Refus maternel initial : « ça a été très compliqué pour elle. Je suis sa seule fille et on était très proches. Ça a créé beaucoup de disputes et de tensions ». Sa mère, inquiète, finit par capituler et faire confiance à sa fille et à son talent. « Mon père et mes frères étaient derrière moi. Et elle, malgré ses peurs, a choisi de me soutenir quoi qu’il arrive. Mais je ne devais pas abandonner mes études, c’était la condition ».

Arrivée au Mans, elle y passe une adolescence sérieuse et sereine. « Je vis bien ma scolarité. J’étais en internat. » Le week-end, elle est en famille d’accueil, « ils sont devenus comme ma deuxième famille. Je suis encore en contact avec eux, évidemment. Ils ont finalisé mon éducation en quelque sorte. Heureusement qu’ils étaient présents, surtout quand tu es loin de ton cercle à toi ». Vivant ces cinq années pleinement, elle se souvient, « il y avait les footeux, les basketteurs, le squash, la natation, le tennis, les arbitres… Tous les sportifs se mélangeaient dans la même classe. Même nos chamailleries restaient ‘bonne ambiance’ ».

Le contrat professionnel se fait attendre. A l’orée de la vingtaine, elle part d’abord en amateur à Saint-Etienne, club de première division. « Quand tu n’es pas pro, il faut que tu fasses tes preuves. Il faut se comporter comme une pro, mais sans le statut. Je n’avais pas de salaire, pas de bourses, heureusement que mes parents m’aidaient. Une autre nana aurait pu arrêter rapidement, sans soutien, et c’est matériellement compréhensible ». Télénie, elle, s’organise : elle passe un BTS comptabilité, puis finit une licence en Ressources Humaines. En parallèle, elle travaille à mi-temps comme assistante d’éducation. « J’avais les entraînements à 18h. La journée, je casais donc mes cours et mon taff. J’avais un appartement à gérer, j’essayais de tout bien goupiller. Ça faisait des grosses semaines, mais j’étais motivée. Les études m’intéressaient et la sécurité c’était important : je n’avais aucune garantie que le football puisse m’aider à payer les factures ».

Tranquille, déterminée, travailleuse, Télénie se fait un nom et signe enfin son premier contrat professionnel à 22 ans chez les Verts, institution légendaire du football français. « C’était une grande fierté pour mes parents et pour moi. Et j’étais contente d’acquérir mon indépendance et de pouvoir gâter mes proches, enfin ». Avec le recul, c’est d’ailleurs un des rares conseils intangibles qu’elle prodiguerait à tout jeune joueur : « passe le bac, passe tes diplômes d’entraîneur, cultive ce qu’on te propose pour te former ».

Le club de Fleury-Mérogis, tout juste promu en D1, l’appelle. Elle clôt son cycle à Saint-Etienne et là voilà transférée au FC Fleury 91 en 2017. « Je voulais rentrer en région parisienne, c’est donc bien tombé, décrypte-t-elle. Au final, quand tu es loin, tu loupes plein de petits événements qui se révèlent importants. Les anniversaires, les baptêmes, les repas… J’ai signé deux ans, et je signe de nouveau pour la prochaine saison ».

Je n’avais pas vraiment de modèles, petites

Ce qu’elle a reçu, d’amour, de force, d’affections, Télénie souhaite le transmettre à son tour. Très investie, elle donne notamment de son temps libre à l’association de son frère, nommée « De l’autre côté », dont elle est la marraine. Elle y fait du soutien scolaire, de l’accompagnement, des voyages humanitaires avec des jeunes de cité… « Je ne sais pas si je suis un modèle, s’interroge-t-elle modestement. Moi-même, je n’en avais pas vraiment quand j’étais petite. Ou alors c’était les grands. Des garçons. Mais je n’oublie pas d’où je viens et ce qu’on m’a donné. C’est important pour moi. Quand ma mère disait à mes potes qu’elle voulait me retirer du foot parce qu’elle s’inquiétait, j’avais du monde derrière moi qui lui tenait la jambe pour qu’elle ne le fasse pas. Aujourd’hui, ils m’encouragent encore et viennent me voir jouer, parfois. J’en suis fière et je veux donner à mon tour aux jeunes du quartier ».

Et peu importe qu’elle soit une fille. « Au quartier, on ne m’a jamais traité différemment parce que j’étais une fille qui jouait au foot. Je jouais et c’est tout. Je n’ai eu que des entraîneurs hommes, et ça s’est toujours bien passé. Le football m’a construite, m’a permis de voyager, de faire des rencontres que je n’imaginais même pas. » Quid des remarques sexistes et déplacées ? « Je laisse les gens dans leur bêtise. Qu’ils pensent ce qu’ils veulent, je continuerai à me lever le matin et à faire ce que je veux ».

Télénie avoue regarder peu les compétitions féminines et être incollable sur celles des garçons, mais « ça vient peut-être du fait que je jouais avec les garçons et que je fais partie de la première vague de ces joueuses professionnelles médiatisées, donc mes références à moi restent masculines. Mais ça change. Tu vois le match d’hier (France-Norvège, ndlr), j’ai kiffé, j’ai vu de l’intensité ».

Elle précise qu’il est important de parler des femmes dans le football, que les avancées sont timides mais notables, « davantage de monétisation, d’exposition et de reportages, ça aiderait. Cela doit émaner aussi de nos propres dirigeants. Des investissements significatifs permettraient de donner de meilleures conditions aux filles afin qu’elles évoluent plus rapidement ».

L’heure de prendre le train approche. Quelle est la suite, pour Télénie ? « Déjà, j’ai ma séance de kiné en fin de journée, sourit-elle. Après, dans quelques années, je me vois bien travailler dans les RH. Avoir un métier plus classique, fonder une famille. Peut-être devenir consultante aussi. Tout est possible. Je sais juste que je veux continuer à être au contact des gens ». Et si son éventuelle future petite fille veut devenir joueuse pro ? Télénie éclate de rire, fait non de la tête. « Franchement ? Je comprends ma mère aujourd’hui. Après… Tu sais, je ne suis pas quelqu’un qui parle énormément, qui se confie. Et découvrir le foot, ça a été une force. Être sur le terrain me permet de m’exprimer ».

Eugénie COSTA (avec Sarah ICHOU)

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