Le Bondy Blog : Dans votre livre, vous vous intéressez à l’histoire du mot « communautarisme ». Quel est le sens originel de ce mot et comment a-t-il évolué en France ?
Marwan Mohammed : La notion de « communautarisme » a pris une tournure fortement négative depuis presque trois décennies à travers une double évolution que décryptent bien Stéphane Dufoix et Fabrice Dhume-Sonzogni. D’abord par la multiplication de son usage dans le débat public, puis par la réduction progressive de la diversité des significations et des groupes désignés par ce mot. Il a toujours ciblé des groupes dominés, jugés indésirables par une part des élites, dont les demandes ou les revendications sont qualifiées d’inacceptables. Ce fut ou c’est encore le cas des « immigrés », des « Arabes », des « homosexuels », des « Noirs » ou des « musulmans ». Pour la période récente, le « communautariste » par excellence est associé à une religion, l’Islam, tout en étant ancré dans un territoire privilégié, la banlieue, perçue et désignée comme lieu de vie des pauvres principalement issus de l’immigration postcoloniale. Cette notion et les groupes qu’elle désigne sont présentés comme la principale cause de rupture d’un équilibre dit républicain largement mythifié, prétendument universaliste car aveugle aux différences et hostile aux corps intermédiaires et à leurs revendications.
Le terme communautarisme vise moins à décrire qu’à prescrire des normes et des codes de conduite au nom de l’injonction à l’assimilation et proscrire des pratiques et des demandes publiques de la part de groupes dont les singularités sont construites comme une menace pour la cohésion sociale
Le Bondy Blog : Vos recherches vous mènent à avancer que le terme de « communautarisme » est une notion très floue qui sert surtout à jeter le discrédit sur un groupe donné, comme une sorte d’insulte politique. Avant de parler de son existence ou non en France : pourquoi le communautarisme est-il si mal vu ? Cette mauvaise réputation est-elle une singularité française ?
Marwan Mohammed : Comme le souligne Stéphane Dufoix, ce terme « vise moins à décrire qu’à prescrire et proscrire à la fois ». Prescrire des normes et des codes de conduite au nom de l’injonction à l’assimilation qui caractérise le projet républicain. Proscrire des pratiques sociales et des demandes publiques émanant d’un certain nombre de groupes dont la présence et les singularités sont construites comme une menace pour la cohésion sociale. L’usage de la notion de « communautarisme » pourrait s’avérer moins problématique, en tout cas plus cohérente, si elle ciblait des comportements clairement définis plus que des groupes, ce qui n’est pas le cas. La République, à travers les pouvoirs publics nationaux et locaux, a toujours composé avec une multitude de groupes constitués sur la base de l’origine sociale, nationale, ethnoraciale, des préférences culturelles, spirituelles ou philosophiques, ou bien des groupes d’intérêt professionnels, économiques, etc. Elle a toujours composé avec les demandes que ces différents groupes formulaient en fonction de leurs intérêts.
On pourrait multiplier les exemples de cette gestion hiérarchisée, discriminatoire et parfois clairement raciste des demandes émanant de communautés sociales
Le Bondy Blog : C’est le cas par exemple au niveau local ?
Marwan Mohammed : Oui, c’est le quotidien des élus d’examiner et de répondre aux multiples demandes des groupes culturels ou d’intérêts qui composent leur population. Or, l’accusation de « communautarisme » sera moins brandie en raison de la nature d’une demande ou d’un comportement qu’en raison du profil du ou des concernés. Par exemple, un groupe d’habitants de milieux privilégiés ne sera jamais accusé de « communautarisme » s’il exige la privatisation d’une voie publique, le redécoupage de la carte scolaire pour éviter tout contact avec les familles pauvres, l’installation de barrières et de tout appareillage de sécurisation digitale aux frais du contribuable, alors que dans le même temps, si des parents perçus comme musulmans souhaitent que leurs enfants puissent avoir une alternative à la viande dans les cantines scolaires, leur présumé « communautarisme » pourra être rapidement évoqué. On pourrait multiplier les exemples de cette gestion hiérarchisée, discriminatoire et parfois clairement raciste des demandes émanant de communautés sociales.
Le Bondy Blog : Le sociologue Steven Lukes fait la différence entre le communautarisme « haut » et le communautarisme « bas » caractérisé par la revendication de lois particulières, distinctes de la loi commune, valant pour leurs seuls membres et s’imposant à eux. Trouve-t-on ce type de communautarisme dans l’espace démocratique français, chez les riches par exemple ?
Marwan Mohammed : Cette notion fourre-tout a depuis le départ des fonctions politiques éloignées d’une remise en cause de l’entre-soi des élites et des milieux aisés. Pourtant, si l’on ne se focalisait que sur les pratiques sociales et les demandes publiques et non plus sur le ciblage obsessionnel de certains groupes minoritaires, on s’apercevrait comme l’ont montré les Pinçon-Charlot mais également Patrick Simon, Jules Naudet ou Bruno Cousin dans notre ouvrage, que les classes dominantes, mais également des groupes sociaux intermédiaires bien organisés localement ont des leviers d’action et des ressources qui leur permettent de faire valeurs leurs intérêts, de mettre en pratique leurs volontés séparatistes, leur refus de se mélanger avec les groupes subalternes et de préserver leurs privilèges. Leur capital économique, leurs relais politiques et leur appartenance aux mêmes groupes que les décideurs sont des atouts d’autant plus puissants que leurs pratiques et demandes sont jugés légitimes, invisibilisées voire naturalisées en raison de leur appartenance au groupe majoritaire.
Le point commun des cibles de l’accusation de communautarisme, c’est d’être considéré comme une minorité à laquelle est niée toute possibilité de s’affirmer et d’agir dans l’espace public
Le Bondy Blog : Certains parlent ouvertement d’un communautarisme musulman contre les institutions de la République, d’autres d’un communautarisme LGBT ou de communautarismes noirs. Or, vous expliquez que d’autres groupes sociaux sont communautaristes sans jamais être désignés comme tel, notamment les habitants des quartiers riches. Quel est le point commun entre ces groupes qu’on taxe d’être communautaristes ?
Marwan Mohammed : Le point commun des cibles de l’accusation de communautarisme – chaque composante des élites a ses cibles privilégiées – c’est d’être considéré comme une minorité à laquelle est niée toute possibilité de s’affirmer et d’agir dans l’espace public. Quelque part, cette accusation est un bon indicateur d’illégitimité politique qui en dit moins sur la nature et les stratégies des groupes visés que sur les intentions et l’agenda politique de ceux qui les visent. Les exemples que vous donnez sont de ce point de vue assez édifiants. Pour autant, ça ne veut pas dire que parmi les personnes ou les groupes visés, il n’y pas de repli, de refus de la mixité sociale, économique ou ethnoraciale. Aucun groupe social n’est immunisé contre l’existence de tendances au séparatisme. Celles-ci existent et peuvent découler de stratégies collectives (de classe ou autre) « offensives », ou être la conséquence plus « défensive » d’une fermeture de la société majoritaire, d’un déni de reconnaissance et de l’expérience de discriminations, comme le soulignait d’ailleurs Jean Paul Sartre dans « Réflexions sur la question juive ». Le contexte n’est pas le même mais le repli prend toujours sens dans les interactions entre un individu, un groupe, la société dans laquelle il vit, dans un contexte historique particulier.
Pour autant, cela ne veut pas dire que parmi les personnes ou les groupes visés, il n’y pas de repli, de refus de la mixité sociale, économique ou ethnoraciale. Aucun groupe social n’est immunisé contre l’existence de tendances au séparatisme
Dans le contexte français actuel, l’accusation de « communautarisme » ne vise pas nécessairement des pratiques de repli, à moins de considérer comme repli toute demande ou pratique collective émanant d’un groupe en fonction de ses intérêts. D’autre part, ce « disqualificatif » comme l’écrit Fabrice Dhume-Sonzogni ne cible que les demandes particulières de groupes dominés socialement, parfois pour des faits qui ont peu, voire rien à voir avec une pratique communautaire, comme je le montre dans le chapitre que j’ai rédigé sur une mobilisation politique locale. Ainsi, si l’on prend le cas spécifique des musulmans, de loin les principales cibles de cette accusation, c’est désormais l’ensemble de leurs faits et gestes, de leur demandes, quelle qu’en soit leur nature, qui peut être soumis au label infamant de « communautarisme ». Et son efficacité redoutable repose en partie sur une islamophobie répandue qui se manifeste notamment par une culture de la suspicion profondément ancrée à l’égard de ce groupe social.
Le premier enjeu en France serait peut-être de parvenir à la reconnaissance et à l’observation dépassionnée de la banalité de l’homogamie et de ses formes communautaires pour cesser de considérer comme inacceptable pour les uns ce qui est jugé légitime pour les autres
Le Bondy Blog : On voit à travers votre ouvrage que la notion de « communautarisme » a beaucoup évolué au fil de l’histoire. Peut-on s’attendre à ce que, comme dans certains pays anglo-saxons, ce terme ne soit plus un « disqualificatif » dans les années à venir ?
Marwan Mohammed : Le terme « communautarisme » n’a jamais été un puissant disqualificatif dans les pays anglo-saxons étant donné la légitimité des affirmations et actions collectives de type communautaire. S’il existe des débats dans ces pays sur les modèles de citoyenneté à promouvoir, il y a peu d’équivalent à la virulence sélective qui agite la sphère publique française. Le premier enjeu en France serait peut-être de parvenir à la reconnaissance et à l’observation dépassionnée de la banalité de l’homogamie et de ses formes communautaires. Non pas pour construire des murailles entre les uns et les autres, mais au moins pour cesser de considérer comme inacceptable pour les uns ce qui est jugé légitime pour les autres. C’est une question d’égalité si l’on est conscient du caractère performatif de l’action des élites et des institutions publiques, sur les différents groupes intermédiaires qui composent la société française.
Propos recueillis par Rachid ZERROUKI
« Communautarisme ? », dirigé par Marwan Mohammed et Julien Talpin, septembre 2018, PUF, collection « La vie des idées »