9 heures du matin, rendez-vous dans un café près de République à Paris pour discuter avec le scénariste Thomas Bidegain. C’est l’occasion de discuter de son parcours, son travail, la vision qu’il porte sur le cinéma français, mais aussi ses projets à venir. Il arrive pile à l’heure pour l’entretien. Le temps de se poser et de commander les cafés, on parle un instant. Il ne reste plus que le bouton « ON » de l’enregistreur à enfoncer et c’est parti pour 40 minutes de conversation…

Vous avez longtemps été producteur, vous avez travaillé dans la distribution. Pourquoi avoir débuté par ce secteur du cinéma?

J’ai toujours voulu travailler dans le cinéma. Pour diverses raisons j’ai fait des études d’économie et gestion à Dauphine. C’était plus facile de rentrer dans le milieu du côté business, c’était plus évident. A l’époque j’étais un mauvais élève, j’ai passé mon deug en quatre ans, au lieu de deux. J’étais devenu la mémoire de cette fac ! Mais j’ai toujours aimé raconté des histoires. Quand j’étais étudiant, j’écrivais des scénarios. Même si je faisais des études éloignées du cinéma, à chaque mémoire, stage, je les faisais en rapport avec le cinéma.

Comment définiriez-vous votre collaboration avec Jacques Audiard ?

Je ne sais pas comment la définir. On peut dire qu’on est complémentaires, on se retrouve sur pleins de trucs, on est dans le même genre. Et ce qui est très agréable quand on travaille avec lui, c’est qu’il a beaucoup d’expériences. Et comme il a été scénariste avant d’être réalisateur, je suis bien traité. Il respecte l’avis du scénariste et il se remet en question en tant que réalisateur. Mais après, on fait son film, on fait le film de Jacques Audiard. Il a donc le dernier mot.

Il vous arrive d’avoir des clashes pendant l’écriture?

Jamais. On nous fait souvent cette réflexion. Ça fait 8 ou 9 ans qu’on travaille tous les jours ensemble et on ne s’est jamais vraiment engueulé.

Dans votre mode de travail, vous travaillez ensemble matin, et séparément l’après-midi…

On se voit le matin dès 9h30 jusqu’à 13 heures voire 15 heures si on déjeune ensemble. Soit on lit à voix haute ce qu’on a fait la veille. Soit on est dans des phases de réflexions. On réfléchit au concept du film pendant 3-4 heures par jour pas plus, sur le même film ou sur un autre en même temps. Et puis quand on écrit, c’est chacun de notre côté. On s’envoie ce qu’on a fait, on se corrige. Et le lendemain matin, ça recommence.

Quand on est Thomas Bidegain et Jacques Audiard, on ne s’attend plus à des critiques négatives de la presse et du milieu, même votre dernier film A perdre la raison a été acclamé. Dans ces cas là quelles critiques, constructives, on prend en compte ?

Ouais c’est vrai, mais c’est difficile. Il y a quelques critiques vraiment malins qu’on suit un peu. C’est un peu à chaque fois différent parce qu’on travaille longtemps sur un film, et on a vraiment envie que le film sorte pour voir ce que les gens vont prendre, ce que la presse va prendre. On veut savoir selon eux qu’est ce que ça raconte, parce que nous, on a trop le nez à l’intérieur et pas assez de recul. Mais voilà on sait que le film est pas mal, mais on se demande si on a vu quelque chose. Je pense à Un Prophète où c’était vraiment comme ça. On a écrit pendant trois ans, puis il y a eu un an et demi de tournage, Abdel [Raouf Dafri] avait déjà écrit pendant deux ans le premier scénario. Et enfin, on finit le film un jeudi. Personne ne l’a vu. Et le samedi on le montre à Cannes, au monde entier. On ne savait pas ce que ça allait raconter aux gens, si ça allait leur parler, donc c’est toujours une surprise.

Dans le travail scénaristique, vous dites qu’il faut se fixer sur un seul personnage pour suivre son histoire. D’autres comme Asghar Farhadi (Une Séparation) pense qu’il faut se fixer sur plusieurs personnages pour mettre en lumière les relations humaines…

Ça dépend de l’histoire. Il y a des règles. Si vous me prenez un personnage, vous allez raconter sa trajectoire, si vous êtes un peu fort, vous allez vous rapprocher de lui et on va raconter ce personnage. Si vous prenez deux points de vues, deux personnages, comme dans De Rouille et d’Os, là on raconte la relation entre les deux. Et si on prend beaucoup de points de vue, là on raconte un problème. C’est ce qui se passe dans Magnolia [de Paul Thomas Anderson] par exemple il y a pleins de points de vue, 15 personnages qui sont liés, et on raconte la vie de Los Angeles. Et ce qui est difficile c’est de trouver comment on raconte cette histoire. Dans De Rouille et d’Os, nous nous sommes posés la question. Est-ce qu’on raconte l’histoire d’Ali ? De Stéphanie ? Ou des deux ?

Avec Jacques Audiard, vous dites que vous réécrivez le scénario pendant le tournage, selon les rushes, vous avez aussi un cahier B contenant des scènes supplémentaires. Pourquoi cette méthode de travail ?

Je suis sur le tournage avec Jacques car un film continue de s’écrire sinon ça serait trop simple. Moi je regarde ce que Jacques a tourné chaque jour, et parfois il y a des choses qu’on ne comprend pas, alors on en discute et on écrit une scène pour l’expliquer. On peut aussi découvrir des choses chez un acteur, par exemple s’il est très violent, on va rajouter une scène où il va nous montrer cette violence à un meilleur endroit. Les acteurs sont impliqués dans le processus de création donc il y a des scènes en plus ou modifiées, voire supprimées. Et il y a pleins de choses qui ne sont pas écrites sur le scénario au départ. Tous les dialogues sont sur la page mais on n’écrit pas comment ils doivent être joués, ou la manière de filmer les scènes. Et tous ces ajouts font que cela va créer des sentiments différents, et le film va bouger. Il faut qu’il respire.

Un film ne s’arrête jamais vraiment de s’écrire. Quand vous revoyez vos films, vous pensez à les modifier à nouveau ?

Le réalisateur le pense plus que moi. Je suis scénariste et pour moi c’est plus facile. Parfois je me dis : « ah non là le réalisateur s’est gouré, pourquoi il a coupé là… » Et je peux râler sur lui. D’où l’intérêt de travailler avec de bons réalisateurs. Quand on me demande qu’est-ce qu’un bon scénariste, je dis toujours que c’est quelqu’un qui travaille avec un bon réalisateur.

Quand vous rendez-vous compte que la scène est « parfaite » et qu’elle ne doit pas être changée ?

Quand elle apporte une émotion. Les peintres se posent souvent cette question, « est-ce qu’il faut des retouches… » En fait, il y a un moment où on a un équilibre. Et on réécrit beaucoup les scènes, vingt fois, trente fois. Un bon scénariste ce n’est pas une personne qui écrit bien mais une personne qui réécrit bien. Et ça donne des dialogues plus simples et qui portent toute l’émotion en même temps. On réécrit beaucoup donc on soustrait beaucoup. Dans la première version du scénario tout est dit. Alors on retire des choses, par exemple, ne plus lui faire dire « je t’aime » mais montrer l’homme qui frôle l’épaule de sa copine. Donc on retire trois lignes de dialogues, on arrive à une certaine épure où tout n’est pas dit frontalement.

Vous pouvez nous donner quelques conseils pour écrire un bon scénario ?

Alors Toni Morrison disait : « Il n’y a qu’une seule intrigue : les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être ».

Par exemple, un personnage méchant, il faut le montrer très gentil. Comme Luciani dans Un Prophète, qui était violent quand il avait une bonne nouvelle pour Malik. Il lui donnait une baffe et ensuite une promotion. Mais c’est quand il était gentil qu’il fallait se méfier. Dans ces conditions, on ne sait pas sur quel pied danser, et ça garde le spectateur en éveil.

Le “wysiwyg”: what you see is what you get. Chaque chose qu’on le voit faire, on l’a vu l’apprendre. Toujours dans Un Prophète, on voit Malik apprendre le corse avec son dictionnaire, et ensuite il se met à parler la langue. De telle manière que le spectateur avance en même temps que le personnage.

Ne surtout pas partir dans les « et si, et si, et si…» c’est trop large, avec trop de possible. Le plus important c’est de définir une boîte. De bien l’encadrer et où tout doit aller dans le même sens.

Ne pas avoir trop d’égo. Il faut se remettre en question car on sait que le scénario va changer 150 fois. Il faut être capable de dire à l’autre scénariste qu’il se trompe aussi. Mais il ne faut oublier pas que le scénario n’est pas destiné à être lu car c’est un travail transitoire.

Avec la réécriture, vous pouvez alors partir vers d’autres directions ?

Oui on peut se diriger vers pleins de directions mais c’est aussi pour cela qu’il est important d’avoir une idée de base pour ne pas partir dans tous les sens. Il faut savoir ce que le film va raconter. Et quand on fait des changements, c’est important de voir s’ils se dirigeront vers l’idée de base du film.

Dans De Rouille et d’os, on savait par la bande-annonce et la promotion que le personnage de Marion Cotillard allait perdre ses jambes. Dans A Perdre la raison, on sait dès le début que la mère va tuer ses enfants. Pourquoi avoir révélé aux spectateurs l’intrigue même du film ou son dénouement ?

C’est deux cas différent. Le coup des jambes coupées, on est obligé et tout le monde le sait dans le résumé. Cela arrive au bout de 20 minutes et ça va lancer l’histoire. Et on veut savoir ce qu’il se passera après. Et un film avec Marion Cotillard sans jambes c’est une proposition, on veut savoir ce qui va lui arriver. Pour tout vous dire, dans le scénario, on pensait commencer le film par sa fin. Avec la scène de Stéphanie et Ali et le petit garçon en Pologne. Mais ça donnait trop d’informations. Si on faisait ça, on aurait raconté dès le début qu’ils allaient finir ensemble. Et au milieu du film, quand ils se séparent, les spectateurs ne s’en seraient pas faits pour leur histoire d’amour. Ce n’était pas une bonne idée. Dans A Perdre la raison, l’assassinat arrive à la fin mais en Belgique, tout le monde est au courant de ce fait divers. Ils connaissent déjà la fin donc ça ne servait à rien de le cacher. Mais c’est comme dans Titanic, on savait avant d’aller au cinéma que le bateau coule à la fin, pourtant on en prend pleins les yeux.

Quelle est votre vision du cinéma français ?

J’adore le cinéma français. Par exemple, j’ai vachement aimé Holy Motors, il y a des trucs où je ne comprends rien, où je me dis que c’est trop, et il y a des moments où c’était génial ! Là c’est une vraie proposition de cinéma, on aime ou on n’aime pas. Oh excusez-moi, [Un coup de fil l’interrompt « c’est le patron ! » alias Jacques Audiard] pardon. Je disais, le cinéma français. C’est un petit monde, mais on ne se rend pas compte comment c’est plus petit dans d’autres pays. En France, il y a une vraie industrie. Tous les films ne se font pas, mais on produit 200 films français par an, on en tourne quatre par semaines, nous on peut dire qu’on a une usine qui fonctionne. Après il y a des modes. Pour Jacques et moi ça marche en ce moment, mais est-ce que ça va durer ? A un moment il y en aura un autre plus jeune et plus fou. C’est un métier où ça tourne. Et c’est un milieu où c’est très difficile de rentrer. Moi ma famille n’est pas dans le cinéma et j’ai fait des études d’économie, je n’y étais pas destiné. Mais si on en a très envie, on peut y arriver. Et de toute manière, heureusement que c’est fermé. C’est triste mais on peut s’y faire trop mal. Parce que dans le cinéma, soit on a trop de travail, soit on n’en a pas assez. Il n’y a rien entre trop et pas assez. Ce n’est pas démocratique. Ce n’est pas au mérite, c’est au succès, au talent, à la chance. On est aussi bon que son prochain film. J’aurais pu travailler avec des réalisateurs qui ne marchent pas et je n’aurais pas eu la même carrière. Ça dépend beaucoup des rencontres. L’envie doit être mise à l’épreuve, il faut la prouver, et si tout le monde pouvait faire du cinéma, tous les films ne seraient pas très bons.

Dans « De rouille et d’os », j’ai été assez surprise car chez Jacques Audiard, son cinéma est très réaliste. Mais dans ce film, j’ai eu du mal à retrouver cela compte tenu des drames à répétitions que vivent les personnages et d’imaginer que ça puisse arriver dans la « vraie » vie. Alors pourquoi l’accumulation de ces péripéties ?

C’est un mélodrame, on s’est inspiré des nouvelles de Craig Davidson. Et on voulait raconter l’histoire de personnages simples dont leur histoire serait magnifiée par des accidents. Comme Stéphanie qui perd ses jambes mais découvrira l’amour. Et pour qu’Ali se rende compte qu’il est amoureux, que c’est un père et qu’il est dans une situation de prolétaire, il fallait le secouer, d’où les péripéties. Et puis, il fallait bousculer les personnages, ils devaient vachement lutter pour s’extraire de leurs conditions. Elle de sa condition d’handicapée et lui de sa condition de prolétaire. On voulait parler de la crise, mais ne pas entrer dans la caricature. C’est vrai qu’il se passe énormément de choses mais c’était pour les rattacher au sol, pour qu’on croit à leur vie, dans leur petit pavillon chez sa sœur, ou avec les chiots que son fils élève par exemple. En fait on se disait, qu’il y avait un narrateur souterrain, ce petit garçon qui dort au début du film puis se réveille à la fin, à l’hôpital. C’est des images monstrueuses vues à travers les yeux d’un enfant perdu. La femme sans jambes, le gamin sous la glace. Et son père qui le traite comme un chien, comme un petit frère mais pas comme un fils. Notre volonté était de faire un mélodrame, après c’était difficile de savoir si on en faisait trop, ou pas assez.

Et la suite ? Vous hésitez entre un western et une comédie musicale avec Jacques Audiard, c’est terminé les films noirs ?

Non mais c’est bien de changer. De faire des films très différents. Pour l’instant, on a déjà l’idée de la comédie musicale et Jacques a reçu une proposition de western. On est sur trois projets à la fois, donc on n’en a pas un. On travaille tous les jours, un peu sur les trois, mais on n’est pas encore fixé.

Et concernant le biopic sur Yves-Saint-Laurent ?

Alors ça c’est pour Bertrand Bonello, on a écrit le scénario ensemble. Ce n’est pas vraiment un biopic, c’est très compliqué d’en écrire un, il a un cahier des charges… C’est sur quelques années de la vie de Saint Laurent, représentative de son parcours

Assia Labbas

Articles liés

  • Alivor : « Quand j’interprète Hubert sur scène, je pars de ma propre expérience »

    Depuis le 10 octobre, « La Haine – Jusqu’ici rien n’a changé » la comédie musicale évènement, est en représentation à la Seine Musicale. Librement inspiré du film qui fêtera l’an prochain son trentième anniversaire, la comédie musicale reprend à merveille le propos de son œuvre originale. Rencontre avec le rappeur havrais, Alivor, qui interprète le rôle de Hubert Koundé.

    Par Félix Mubenga
    Le 14/11/2024
  • Le Sistâ global club : une sororité créative sur Paname

    À travers le Sistâ global club, Imân Angèle Kenza Tjamag, originaire de Bobigny, rassemble et fédère pour encourager aux pratiques artistiques et culturelles des femmes que nous n’avons pas l’habitude de voir. Nous l’avons rencontrée.

    Par Farah Birhadiouen
    Le 09/10/2024
  • De Bondy à l’Institut du Monde Arabe, l’itinéraire de Neïla Czermak Ichti

    Peintre, plasticienne, artiste hors norme, Neïla Czermak Ichti n’aime pas définir et être définie. La jeune femme de 28 ans née à Bondy passée par les Beaux-Arts de Marseille aime dessiner des créatures hybrides, sa mère, ses tontons et un peu tout ça en même temps mêlant l’intime à « l’étrange ». Son travail est exposé en ce moment à l’Institut du Monde Arabe dans le cadre de l’exposition « ARABOFUTURS » jusqu’au 27 octobre 2024. Interview.

    Par Dario Nadal
    Le 09/08/2024