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Les bruits des rues de Conakry deviennent assourdissants. Neuf personnes apparaissent, dévoilées par la lumière, juchées sur des parpaings. Les corps se meuvent doucement, s’échauffent. Le rythme s’accélère, les acrobaties entraînent le public au cœur d’un cirque guinéen haletant.

Six femmes et trois hommes donnent corps à Yongoyély, qui signifie exciseuse. La pièce aborde la pratique de cette mutilation génitale, subie par près de 97 % de femmes en Guinée, dont l’ensemble des circassiennes présentes sur scène. « Le spectacle a vocation à être joué en Afrique, on souhaite que ça touche à des endroits de réflexion, d’intime, mais de manière intelligente », développe Mehdi Azéma qui a accompagné la mise en scène de Yann Ecauvre.

On n’est pas juste producteur ou diffuseur de spectacle, on s’occupe de jeunes, d’où la notion de cirque social

Circus Baobab est un collectif d’artistes de cirque guinéen fondé en 1998, puis, après une période de creux, remonté en 2021 par son directeur actuel Kerfalla Camara et Richard Djoudi, le producteur. L’école est gratuite et ouverte, les jeunes vont et viennent. « On sert à manger le midi. On n’est pas juste producteur ou diffuseur de spectacle, on s’occupe de jeunes, d’où la notion de cirque social », appuie-t-il. La compagnie propose des créations de fond : « du cirque qui a quelque chose à dire ». 

Yongoyély, l’œuvre des femmes

Mariama Ciré Soumah grimpe au sommet d’un grand mât en bois, une agilité qu’elle développe depuis l’enfance. « Sur la route de l’école, je voyais les gens pratiquer le cirque dans la rue, ça m’attirait », évoque la jeune artiste de 19 ans. Élevée par sa grand-mère, elle commence à s’entraîner sans lui dire. « Ce n’est pas très bien vu en Guinée. Quand je lui ai dit, elle m’a grondée, elle voulait me frapper », raconte-t-elle.

On ne savait pas si on allait y arriver, car l’excision est un sujet sensible

La compagnie a décidé de monter ce spectacle sur l’indépendance des femmes en s’inspirant de l’histoire de M’Balia Camara, militante et martyre. « On ne savait pas si on allait y arriver, car l’excision est un sujet sensible », relate Richard Djoudi. Deux ans et demi seront nécessaires. « Il n’y a pas beaucoup de femmes dans le milieu du cirque et il a fallu convaincre les familles de les laisser venir à l’école », indique-t-il.

Pas découragée par son aïeule, Mariama Ciré Soumah persévère, intègre une école à Conakry où elle se forme. Elle cesse de manger pendant deux jours pour convaincre sa grand-mère de la laisser partir. L’artiste participe en 2017 à Incroyable Talent Afrique, puis trouve un premier contrat au Nigeria. « Je voyais le travail de Circus Baobab, j’en rêvais. J’ai travaillé jour et nuit, posté des vidéos sur les réseaux sociaux, participé à des compétitions pour les convaincre de me prendre. »  Elle finit par y arriver et intègre la nouvelle création en 2022.

Le cirque, un langage universel

« Le cirque me donne envie de vivre et me permet d’être moi-même », exprime Mariama Ciré Soumah. Universel et « populaire par excellence », comme le dit Richard Djoudi, il est un excellent moyen d’expression. « Tu mets des gens qui font des saltos sur une place et en 10 minutes, un cercle se forme autour d’eux », apprécie Mehdi Azéma.

Au fur et à mesure qu’on parle avec la population, les échanges commencent à être intéressants

« Yongoyély dépasse le chant culturel, ça peut ouvrir des portes pour discuter », revendique le producteur. En sortie de résidence en Guinée, des débats ont émergé, notamment avec des hommes. « Certains n’aimaient pas. Mais au fur et à mesure qu’on parle avec la population, et comme il y a encore des victimes qui en meurent, les échanges commencent à être intéressants », remarque Mariama Ciré Soumah.

Le collectif revendique un spectacle guinéen et non pas aux normes culturelles françaises. « On voulait éviter de tomber dans le folklore », insiste le producteur. La co-création avec les artistes évite ces écueils, le sujet leur appartient. « On ne veut pas donner de leçons », ajoute Mehdi Azéma. Comme dit l’un des jeunes enregistré : « Je ne vais pas mettre ma propre mère ou grand-mère en prison ».

« Les exciseuses utilisent le mot travail »

Les circassiens forment des pyramides humaines, se suspendent, tombent avec grâce. En fond, des voix apparaissent. « Ce sont les nôtres et celles de locaux. Avec Yann, on allait sur le marché chercher des témoignages », renseigne Mariama Ciré Soumah. Dans les interviews, femmes et hommes racontent la société guinéenne, l’importance des traditions, la pratique encore si implantée de l’excision. Le mot n’est pas prononcé.

Leur pratique n’a rien à voir avec la religion, c’est culturel, sociétal

« Nous avons recueilli la parole d’une exciseuse qui fait partie d’une association de femmes qui ont arrêté la pratique. C’était émouvant, car c’était très difficile de recueillir cette parole », souligne Mehdi Azéma. « Elles utilisent toujours le mot travail. Leur pratique n’a rien à voir avec la religion, c’est culturel, sociétal », pointe le jeune homme.

Les femmes de la troupe ont choisi les chants de la pièce, certains parlent de leur force. D’autres sont des chants populaires pour encourager l’exciseuse. « C’est un rite festif. Chaque fois qu’on joue à Conakry, le public chante avec elles », témoigne Mehdi Azéma.

« Quand je pense que j’ai été victime, je ressens le besoin de partager. On était discrètes au début, c’est la culture », affirme Mariama Ciré Soumah. Le spectacle libère leur propre parole, pour celles qui s’en souviennent. « En portant ce spectacle, elles sont malgré elles engagées et elles ont un avis fort », salue Mehdi.

Cirque à la guinéenne

Les messages passent aussi corporellement. « L’agrès que je préfère, c’est le mât chinois, ça me donne toujours de la force, j’aime être là-haut », reconnaît l’artiste si souriante. Le pouls du public s’emballe, la sueur perle au fil du spectacle puissant, rythmé. Une intensité typique du cirque guinéen, pays roi de la discipline en Afrique.

Le chant et la danse font également partie intégrante de la discipline et de la vie des Guinéens. Une joie et une rage de vivre palpable durant la représentation. Yann Ecauvre, le metteur en scène, adore détourner les objets. « À Conakry, quand tu te balades dans les rues, il y a beaucoup de constructions qui ne sont pas finies. Des parpaings et des échafaudages en bois, des perches », décrit Mehdi Azéma. Sur scène, ces objets deviennent des accessoires.

Il y a un réveil institutionnel en Guinée, assez récent, mais significatif

Remettre sur pied le cirque n’a pas été simple, « mais il y a un réveil institutionnel en Guinée, assez récent, mais significatif », explique Richard Djoudi. Le travail de réinsertion des jeunes par la compagnie intéresse beaucoup. La création de la première École nationale des arts du cirque du continent africain est engagée. « Elle sera ouverte aux jeunes guinéens et des pays voisins. » Le pays essaime déjà sa discipline ailleurs sur le continent.

Inès Soto

Crédit photo : Thomas O Brien

Infos : Le spectacle est à La Scala Paris jusqu’au 2 mars, du mardi au samedi à 19h, le dimanche 23 février à 17h puis le dimanche 2 mars à 15h. La tournée se poursuivra en France et en Europe, pour finir à la Scala Provence d’Avignon, durant le festival, du 5 au 27 juillet.

 

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