Dans une salle anonyme du 15ᵉ arrondissement de Paris cohabitent les vivants et les morts. La répétition va débuter. Samir Abdalla, réalisateur de films documentaires, chorégraphie les gestes et les voix de ce collectif informel d’artistes et de militants. Tout doit être parfait pour l’événement qui se déroulera quelques jours plus tard, « Gaza sur Seine ». Une péniche décorée aux couleurs de la Palestine voguera à travers l’Île-de-France. Traversée durant laquelle le groupe d’activistes saluera la mémoire des victimes gazaouies.
Les manifestations parisiennes sont justement très parisiennes. On a voulu atteindre aussi la banlieue
Au programme, un parcours qui débutera dimanche 2 juin à 12h45 à Nanterre, et qui se poursuivra vers Colombes, Gennevilliers, Argenteuil et l’Île-Saint-Denis. « Les manifestations parisiennes sont justement très parisiennes. On a voulu atteindre aussi la banlieue, que cet événement y commence et y finisse », commente Myriam, comédienne.
L’embarcation traversera ensuite la capitale en direction d’Ivry-sur-Seine où se tiendra un concert du chanteur HK aux alentours de 19 heures, « sous réserve de bonnes conditions fluviales », sourit-elle. Tout au long du parcours, des animations sur berges et sur le bateau rendront hommage aux Palestiniens morts sous les bombes. Déclamations de poèmes, chansons, démonstrations de danses traditionnelles… Tout ce qui permettra de rendre vie aux victimes, ne serait-ce qu’un instant.
Des noms et des visages derrière les chiffres
« Dès la première semaine de la tuerie israélienne, on a voulu leur rendre hommage », raconte Samir. « On a tous ici des attaches avec la Palestine, personnelles ou militantes. » Certains luttent en alliés depuis des années, d’autres sont directement touchés dans leur chair. « On veut montrer qu’on n’est pas des chiffres. Il y a plus d’empathie pour un chien que pour un Palestinien », lâche Georges*, artiste dont la famille est originaire de Gaza. « Ça me fait mal au cœur. On a l’impression qu’une vie palestinienne n’a aucune valeur. »
Sur la scène, une dizaine de personnes réunies par la volonté de ne pas se taire, cherchent à réhumaniser les morts. Farida Ouchani, figure incontournable du cinéma français, a tenu à mettre son talent au profit de l’événement dès qu’elle en a eu vent. « Il est primordial de mettre des noms et des visages sur ces chiffres », explique-t-elle en référence au décompte macabre des morts de Gaza. « Rappeler aux gens qu’ils cachent des personnes, des histoires, des vies. Le traitement de l’information fait qu’ils sont déshumanisés, et on s’y habitue. Alors que ce sont des gens, comme vous et moi », regrette-t-elle.
La répétition commence. Les noms des victimes sont égrenés, leurs photos brandies. Leurs paroles sont lues, au son d’une mélodie entêtante et triste qui mêle instruments et voix humaines. Les identités sont chuchotées, répétées, comme un écho, un chœur de théâtre antique, funeste et sombre. « Répète son nom, répète ! », insiste Samir à l’adresse de tous les gens présents dans la salle, comme pour convoquer leur esprit. « Quand on répète, il nous arrive de dire les noms et les histoires comme un texte. Et soudain, il y a un éclair de lucidité qui revient et qui nous rappelle que ce que l’on dit est vrai », confie Farida Ouchani. « Et c’est effrayant. »
En tant qu’artiste, si on ne prend pas son courage à deux mains pour dénoncer ces horreurs, à quoi ça sert de faire de l’art ?
Slimane Dazi, lui aussi habitué des grands écrans, s’indigne. « En tant qu’artiste, si on ne prend pas son courage à deux mains pour dénoncer ces horreurs, à quoi ça sert de faire de l’art ? » Le silence médiatique autour des crimes commis à Gaza le révolte. « Il y a une forme de censure sur la question palestinienne dans le cinéma. C’est compliqué de vivre une vie normale alors qu’un massacre se passe en direct sur nos téléphones. Moi, je ne peux pas me taire. » Son investissement dans Gaza sur Seine apparaît dès lors comme une évidence. « C’est une performance artistique, mais ce n’est pas une performance d’artiste. On sert une cause. » Et Farida d’ajouter « On participe en tant qu’êtres humains. »
Rendre leurs voix aux Palestiniens
« L’idée, c’est de renouveler la manière de se mobiliser pour la Palestine. De montrer la vie plutôt que de subir les images horribles qu’on se partage sur les réseaux », décrit Samir Abdalla, en parlant des raisons qui motivent l’événement. « On veut leur rendre chair, en racontant leurs histoires, en les interprétant. » Au lendemain du 7 octobre, lui et les anciens membres du collectif Artists for Palestine lancent Gaza Visages, une campagne destinée à mettre en lumière les individualités des victimes noyées dans des chiffres abstraits. Leurs portraits et leurs histoires sont affichés sur des pancartes, des autocollants, des posts sur les réseaux sociaux. « Gaza sur Seine » en est la continuité logique.
Mina, professeure et participante à Gaza sur Seine, résume. « Les Palestiniens ont été dépossédés de leur storytelling. Il n’y a qu’un seul narratif qu’on entend, qui place le début de l’histoire au 7 octobre. » Myriam confirme. « Les Gazaouis sont invisibilisés par les médias mainstream. Si on regarde la télé française, ces images, elles sont rares. On connaît les chiffres, on connaît les identités de certaines victimes israéliennes, mais les Palestiniens, rien du tout », déplore-t-elle.
On a voulu montrer la vie. C’est notre manière de montrer cette belle humanité
Le groupe d’activistes contacte alors son réseau et obtient, par des amis, des membres de leurs familles ou des journalistes de Gaza les photographies des victimes. Mais aussi des détails précis sur leurs familles, leurs rêves ou leurs récits de vie. « On a voulu montrer la vie. Comme l’a dit Mahmoud Darwish, “nous aimons la vie, quand nous en avons les moyens…” C’est notre manière de montrer cette belle humanité. »
L’Histoire se répète, en pire
Au lendemain des images en provenance de Rafah qui montrent les insoutenables massacres de réfugiés palestiniens commis par l’armée israélienne, Samir Abdalla n’a plus les mots. Lui qui connaît bien Gaza pour y avoir tourné, avec Kheiridine Mabrouk, le film « Gaza-Strophe », se désole de l’horreur. « Israël enfonce le monde entier dans les abîmes vertigineux de monstruosité qui attentent à notre humanité à tous. Et on n’en peut plus des paroles passagères des dirigeants de ce monde qui a perdu toute civilité, qui blablatent, qui laissent faire, complices, honteux… »
Son long-métrage réunissait en 2009 les images et témoignages de journalistes gazaouis ayant filmé et vécu l’horreur. La riposte israélienne, il y a près de quinze ans, était déjà jugée disproportionnée : 895 civils palestiniens avaient été tués, contre 3 civils israéliens. Bien loin pourtant des 36 000 morts dénombrés aujourd’hui, au bas mot, selon le ministère de la Santé du Hamas. Avec parmi eux, le poète Refaat Alareer, la petite Hind Rajab, Harith Al-Awajri, Osama Maghary, Bisan, Ayat, Alaa, Iman, Abdulrahman… et tous les autres dont les visages et les mots vogueront dimanche sur la Seine.
Sofien Benkhelifa
*le prénom a été modifié à la demande