L’association Pouma’Khmer, (“pouma” signifiant “amis” et “Khmer” désignant le groupe ethnique majoritaire au Cambodge) est active depuis janvier 2023. Antiraciste, décoloniale, féministe et défenseuse des personnes minorisées, elle a été fondée par un groupe d’amis qui ressentaient la nécessité de créer des espaces qui leur ressemblent.
« Avec mes amis, on s’est rencontrés dans une association franco-cambodgienne pour prendre des cours de khmer. Très vite, on s’est sentis liés. On partageait les mêmes vécus de discrimination et de racisme », retrace Laura, cofondatrice et présidente de Pouma’Khmer. Mais l’évocation de ces problématiques n’est pas très bien accueillie au sein de l’association.
Nos visages ou encore notre simple existence en France est politique
« On a senti que ça dérangeait. On nous a demandé de ne pas être trop politiques. Mais nos visages ou encore notre simple existence en France est politique. Nous, on est fiers d’être politiques. On a compris que ce n’était pas l’espace qui nous convenait, alors on l’a créé », explique Laura. Une démarche que la responsable commerciale de 35 ans considère comme salvatrice et thérapeutique.
Au sein de Pouma’Khmer, des cours de langue sont dispensés par deux professeurs natifs du Cambodge et des ateliers autour de la mémoire sont proposés. C’est ainsi que l’exposition “Lettres à nos ancêtres” a vu le jour.
Une exposition pour se raconter
Au cœur des Arches Citoyennes, un vaste tiers-lieu situé près de l’hôtel de Ville de Paris, l’exposition “Lettres à nos ancêtres” s’étend sur deux salles. Ce projet collaboratif regroupe des photos issues des archives familiales des membres de l’association Pouma’Khmer. Elles sont accompagnées de lettres écrites par ces derniers.
« Cette exposition est une forme de restitution des ateliers que nous faisons à Pouma’Khmer », explique Jean-Alex, cofondateur de l’association et à l’initiative de ce projet.
« En tant qu’enfants d’immigrés, on se sent parfois comme parachutés dans la culture française et on a tendance à oublier notre propre histoire. Avec cette exposition, nous avons voulu mettre en plein centre de Paris nos histoires familiales. C’est l’occasion d’échanger avec des pairs qui partagent les mêmes interrogations, la même nostalgie ou le même souhait de renouer avec la culture cambodgienne », raconte le designer-médiateur âgé de 30 ans.
Un peu plus loin dans la salle, une jeune femme assise sur un kantael (tapis typique khmer) feuillette avec attention les albums photos mis à disposition. « En entrant, j’ai eu l’impression de voir les mêmes photos que chez moi, de voir mon grand-père plusieurs fois. C’est puissant », s’exclame Viriany. Cette designer UI de 25 ans a eu connaissance de l’exposition via les réseaux sociaux. Un moyen pour elle et son amie Fellina de prolonger, en quelque sorte, leur voyage de deux mois au Cambodge qui vient tout juste de s’achever.
Pour nos parents, le passé est douloureux et ils ont du mal à l’exprimer
« J’ai grandi dans un environnement très blanc. C’est cool de retrouver un endroit à Paris avec des gens qui me ressemblent et qui partagent le même vécu que moi », s’enthousiasme-t-elle.
Fellina, quant à elle, semble davantage submergée par l’émotion. « J’ai du mal à lire les lettres. Ça m’émeut énormément. Je ressens de la nostalgie et de la peine du fait que l’on n’ait pas de réponses des personnes qui sont parties. Pour nos parents, le passé est douloureux et ils ont du mal à l’exprimer. En tant qu’enfants d’immigrés, on a du mal à avoir une histoire construite », confie-t-elle.
À 38 ans, la tatoueuse de profession raconte qu’elle ne parvient pas à aller au bout de cette quête identitaire qu’elle a entamée il y a plusieurs années maintenant. « Aujourd’hui, ça va mieux, car j’ai récemment acquis la nationalité cambodgienne. Je me sens acceptée là-bas. Mais les élections législatives en France m’ont fait me poser des questions. Si même ici, nous ne sommes pas acceptés, où sommes-nous chez nous ? », s’interroge-t-elle.
Panser les douleurs du passé
L’histoire de l’immigration cambodgienne en France est intimement liée à la colonisation et au génocide commis par les Khmers rouges de 1975 à 1979. Dans l’une des salles, une frise chronologique affichée au mur vient apporter du contexte à des photos familiales. Dans l’autre, un ensemble de photos suspendues au plafond viennent se poser dans une grande valise, symbole du parcours migratoire déchirant de parents ou de grands-parents.
En collectif et en se prêtant au jeu des ateliers, cela crée une base pour tisser du lien
Ainsi, “Lettres à nos ancêtres” parle de la mémoire qui reste aux enfants de réfugiés cambodgiens, mais aussi de la mémoire qu’ils n’ont pas. « Ça peut être difficile de demander aux aînés de raconter leur histoire, même si nous trouvons cela important. Il y a parfois des schémas familiaux complexes et aussi beaucoup de pudeur. En collectif et en se prêtant au jeu des ateliers, cela crée une base pour tisser du lien avec eux sur ces sujets », explique Jean-Alex. Si, finalement, de nombreux travaux de mémoire ont pour vocation à interroger les anciens sur leur vécu, cette exposition est construite en contre-pied en s’adressant directement à eux afin de combler des trous.
Au-delà du devoir de mémoire, s’adresser aux anciens est une pratique culturelle ancrée, comme le précise Jean-Alex. « Je suis sino-cambodgien et dans ma famille, à la maison, nous avons un petit autel pour les personnes qui ne sont plus parmi nous. Lors des prières avec l’encens, nous faisons des offrandes pour eux en les invitant à manger avec nous. C’était cet esprit-là que je voulais intégrer dans ce projet », décrit-il. Finalement, ces lettres suspendues aux plafonds peuvent être vues comme le symbole de prières envoyées aux cieux.
« Je suis fière de voir que l’on a réussi à fédérer autant de monde »
20 heures, c’est l’heure de se rendre dans une salle tamisée qui accueillera une lecture des lettres. Pour les membres de Pouma’Khmer, il était important que l’anonymat soit préservé. Les lettres aux ancêtres seront donc lues tour à tour par des personnes autres que leurs auteurs, à l’exception d’une seule, la lettre d’ouverture. À peine la dernière phrase de la lettre prononcée, quelques applaudissements se font entendre et l’émotion devient palpable. Des sourires affectueux se mêlent aux larmes. Laura, présidente de Pouma’Khmer, est très émue, elle détend l’atmosphère en lançant : « Il y a des mouchoirs à disposition si vous voulez ! »
Adressées à un grand tonton, une tante, plus largement “aux ancêtres” décédés, mais aussi à un père encore en vie, ces lettres sont là pour remercier, partager une douleur, raconter un manque ou encore dénoncer. Toutes sont là pour rendre hommage à ceux qui les ont précédés.
L’occasion de se célébrer
« Je suis fière de voir que l’on a réussi à fédérer autant de monde et fière des membres de l’association qui ont réussi à livrer leur intimité et leurs histoires de famille très douloureuses devant un public », confie Laura.
Pour clôturer cette lecture, Lorraine, l’une des membres de l’association, rappelle au public que l’ensemble des dons effectués lors de ce vernissage seront reversés à la population de Gaza. « Ce qui se passe là-bas est un génocide. Forcément, cela nous renvoie à notre propre histoire, même si elle est différente. Ça nous prend aux tripes. C’était une évidence que tous les dons de ce soir leur seraient reversés », précise Laura.
La soirée se termine en musique avec une prestation de la rappeuse Roumdoul et un DJ set animé par Fabrice. S’il était important pour les membres de Pouma’Khmer de se raconter aujourd’hui, ils n’en oublient pas moins de se célébrer.
Yasmine Mrida