Les hautes tours d’immeubles de la cité du Chemin vert strient le ciel. Sur la dalle de cette cité Balbynienne, entre les commerces aux rideaux de fer baissés, une dame apostrophe un élu. « Les grandes phrases, c’est fini, on veut voir la police ici tous les jours, il faut sécuriser ! », s’époumone-t-elle. « La réalité aujourd’hui, c’est pas les JO, c’est deux familles endeuillées », tonne une autre femme.

La veille, deux jeunes hommes ont rendu leur dernier souffle sur ces dalles. Sofiane, 27 ans, et Abdel, 25 ans, ont été abattus par balles. Sayon, 27 ans, a lui été blessé, il est actuellement hospitalisé. La cité du Chemin vert, située derrière la mairie et la préfecture du département, est connue pour être un lieu du trafic de drogue où les drames s’enchaînent. « Même le préfet a dû entendre les coups de feu », souffle un habitant.

C’est quand on voit des daronnes qui pleurent qu’on se rend compte

Ce vendredi 19 juillet, vers 22 heures, « il faisait encore jour, il y avait énormément de monde dehors », souligne une jeune femme. Elle tend son téléphone pour montrer une vidéo, prise des étages d’une tour, sur laquelle on voit les deux jeunes hommes allongés sur les dalles, tête contre sol. La colère est vive et butte contre un sentiment d’impuissance, une forme de fatalisme.

« Il n’y a pas grand-chose à faire dans le quartier et il y a ce point de deal qui est juste là », montre Bouba, vice-président de l’association Nouvel Élan 93. « Comment faire pour que les jeunes n’aillent pas vers le trafic de drogue ? », s’interroge-t-il à haute voix. Avec l’association Dema, il a organisé ce rassemblement dans l’espoir de faire bouger les choses. « Il y a déjà eu cinq morts ! C’est quand on voit des daronnes qui pleurent qu’on se rend compte… »

Des larmes et du ressentiment

Une table et une sono ont été installées pour que les habitants puissent s’exprimer. Stanley, vice-président de l’association Nouvel Élan 93, prend le micro. Sa voix s’écrase sous le poids de l’émotion. Il fait partie de la même génération que ces deux jeunes hommes, il le rappelle et reproche : « Rien n’a été fait ». Son propos est haché, ses larmes communicatives et le silence s’impose.

Fraîchement élu, Aly Diouara se retrouve interpellé de part et d’autre. « Il y a une colère profondément légitime et on doit l’entendre », affirme le député LFI de la circonscription. L’élu rappelle que cette cité a été endeuillée à cinq reprises ces dernières années. « Il faut un plan d’urgence, d’autres moyens doivent être déployés ici », appelle-t-il.

Un peu plus loin, le maire de Bobigny, Abdel Sadi, discute avec des habitants. Il revient tout juste d’un hommage rendu à une femme tuée par son mari dans sa ville. À sa droite, un homme l’interpelle sur l’état d’un des immeubles dont on constate à vue d’œil l’état de délabrement. À sa gauche, une femme le ramène à la gravité du moment. Elle souhaiterait que des caméras soient installées sur la dalle pour lutter contre le trafic de drogue. « Entre le 21 et le 23, c’est là où il y a les issues », précise-t-elle.

Il faut occuper le terrain, la nature a horreur du vide

Plus tôt dans la journée, le maire a rencontré les familles des défunts. « Ce sont des familles qu’on connaît depuis longtemps », témoigne le maire. Face à la détresse des habitants, le maire se retrouve désarmé. « Les autorités ont quand même fait des choses, il y a eu des interpellations. Mais quand vous arrêtez des jeunes, il y en a d’autres qui viennent. Il faut occuper le terrain, la nature a horreur du vide », appuie-t-il.

Son premier adjoint, José Moury, y va plus franco. « Il y a du grand banditisme et c’est l’État qui doit gérer. On est abandonnés. Là, ils ont tous sur les JO, les flics sont partout, sauf ici. » Un avis rejoint par celui d’un habitant qui note que « à Saint-Ouen, ils ont éliminé des points de deal historique parce qu’il y avait les JO. Mais ici non. » 

Le trafic de drogue ne concerne évidemment pas seulement la cité Balbynienne. Encore cette semaine, à Marseille, le corps sans vie d’un adolescent de 17 ans a été retrouvé dans le coffre d’un véhicule calciné. En mai dernier, le Sénat rendait un rapport sur le narcotrafic en France. « Le trafic s’infiltre partout avec pour corollaire une violence exacerbée », constatent les sénateurs qui soulignent la vulnérabilité des territoires les plus défavorisés.

« Je suis morte avec mon fils »

Sur la dalle, la pizzeria aux rideaux de fer baissés rappelle un autre drame. Le propriétaire, Baffy, a été tué d’une balle dans la tête en février 2022. Son nom est évoqué, comme celui d’Adam. Un jeune qui aurait eu 20 ans aujourd’hui. Une femme rapporte les propos de sa mère : « Je suis morte avec mon fils ».

Dez est un ancien du quartier qui bosse dans le cinéma. Dès qu’il le peut, il renvoie l’ascenseur. Aujourd’hui, il porte un regard las sur ce drame. « Il y a beaucoup de gens qui attendent que la mairie fasse quelque chose, mais même eux, ils sont impuissants. C’est à nous d’occuper le terrain, de les sortir du trafic. Il n’y a plus de commerces de proximité, il n’y a plus rien, si on n’est pas là pour occuper le terrain, ça continuera », explique-t-il.

Les gens ont peur de laisser leurs enfants dehors 

En tant qu’ancien, il a vu le paysage se dégrader. « La dalle, c’était l’espace commun où tout le monde se réunissait. Maintenant, les gens ont peur de laisser leurs enfants dehors. » Les dalles du centre-ville ont pourtant été conçues dans une optique futuriste, à l’image de l’architecture qu’on retrouve dans le quartier de La Défense. Mais la paupérisation de la ville lui a offert un destin différent. « Les grands partent », peste une mère de famille. Quand les gens s’en sortent, ils quittent Bobigny, reproche-t-elle.

Malick Barry, adjoint de quartier et délégué à la jeunesse, a, lui aussi, grandi entre ces tours. Ces jeunes, il les connaît, « je les ai eus au centre de loisir ». Comme les autres habitants, il « a vu le trafic de drogue s’installer » et les choses aller de mal en pis avec des signaux faibles de dégradation comme le fait que « le bailleur retire les gardiens d’immeuble ».

Entre fatalisme et nécessité d’agir

Pour Dez, les demandes sécuritaires qui émanent sous le coup de l’émotion ne pourront pas tout régler. Comme ailleurs, les relations police-population sont trop abîmées. « Seulement de la répression, ça ne marchera pas. La solution passe par les réseaux d’éducateurs de rue, les médiateurs… C’est à nous d’occuper le terrain », martèle-t-il.

Si ça continue comme ça, il y aura encore des morts

Une mère de famille, élégamment habillée d’une robe rose poudrée, prend le micro. « Je les ai vus grandir les jeunes qui sont devant les portes. Il me respecte et souvent, je les engueule. Mais on n’a rien, on est laissé à l’abandon. Si ça continue comme ça, il y aura encore des morts », prévient-elle.

Comme d’autres, elle regrette que cet hommage n’ait pas rassemblé plus de gens. Elle lève les yeux vers les barres d’immeuble et s’adressent à ceux qui sont à leur fenêtre : « Il faut bouger ! ». De ces prises de paroles ressort le sentiment d’abandon. Deux morts et rien. « Pour eux, nous sommes moins que des animaux », peste Razik Metiche.

À l’écart, les plus jeunes observent sans se mêler. « Ils ont la tête dure, ils sont matrixés », souffle un ancien, démuni. Les discussions oscillent entre la certitude que ces drames vont se reproduire et la nécessité d’agir. « Si on s’y met tout ensemble, on peut y arriver », veut croire Bouba.

Héléna Berkaoui

Photo Thidiane Louisfert 

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